Opinion of Advocate General Kokott delivered on 22 September 2022.

JurisdictionEuropean Union
Date22 September 2022
CourtCourt of Justice (European Union)

Édition provisoire

CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE

Mme JULIANE KOKOTT

présentées le 22 septembre 2022 (1)

Affaire C312/21

Tráficos Manuel Ferrer S.L.,

Ignacio

contre

Daimler AG

[demande de décision préjudicielle formée par le Juzgado de lo Mercantil nº 3 de Valencia (tribunal de commerce nº 3 de Valence, Espagne)]

« Renvoi préjudiciel – Concurrence – Droit des ententes – Mise en œuvre du droit sur l’initiative de la sphère privée – “Cartel des camions” – Article 101 TFUE – Principe d’effectivité – Directive 2014/104/UE – Règles nationales relatives au partage des dépens – Asymétries d’information – Caractère pratiquement impossible ou excessivement difficile de la quantification du préjudice – Estimation du montant du dommage »






I. Introduction

1. Un requérant demandant l’indemnisation d’un préjudice causé par une entente peut-il raisonnablement se voir imposer de payer la moitié des frais de justice s’il obtient partiellement gain de cause, ou une telle exigence nuit-elle de manière excessive à la mise en œuvre du droit à réparation du dommage causé par l’entente ? Et une juridiction nationale peut-elle estimer le montant du dommage causé par une entente lorsque les requérants ont eu accès aux données sur lesquelles se fondait le rapport d’expertise de la défenderesse au sujet du préjudice et lorsque la demande d’indemnisation porte également sur des biens que les requérants ont acquis non pas auprès de la défenderesse, mais auprès d’autres participants à l’entente ?

2. Telles sont, en substance, les questions dont la Cour est saisie dans le cadre de la présente demande de décision préjudicielle. Elles se posent dans le contexte de ce qu’il est convenu d’appeler le « cartel des camions », qui a donné lieu à nombre d’actions en dommages-intérêts, notamment en Espagne, et dont la Cour a eu ou aura encore à connaître dans d’autres procédures (2).

3. Les présentes questions sont liées aux problèmes fondamentaux bien connus de l’indemnisation des dommages causés par les ententes, qui concernent notamment l’asymétrie de l’information entre les personnes lésées et les participants à l’entente, ainsi que les difficultés liées à la production des preuves de l’existence du préjudice et à sa quantification. La directive 2014/104/UE relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l’Union européenne (ci-après la « directive 2014/104 ») (3) vise à remédier à ces problèmes. Les dispositions pertinentes de cette directive sont applicables en l’espèce et il est donc possible de s’y référer pour répondre aux questions préjudicielles.

II. Le cadre juridique

A. Le droit de l’Union

4. Outre l’article 101 TFUE, c’est la directive 2014/104 qui constitue le cadre juridique de l’Union dans la présente affaire.

5. Les considérants 14 et 15 de la directive 2014/104 concernent les difficultés de preuve dans les actions privées en dommages et intérêts visant à réparer les préjudices causés par les ententes :

« (14) Les actions en dommages et intérêts pour infraction au droit de la concurrence de l’Union ou au droit national de la concurrence requièrent habituellement une analyse factuelle et économique complexe. Dans bien des cas, les preuves nécessaires pour démontrer le bien-fondé d’une demande de dommages et intérêts sont détenues exclusivement par la partie adverse ou des tiers et ne sont pas suffisamment connues du demandeur, ou celui-ci n’y a pas accès. Dans ces circonstances, des exigences juridiques strictes faisant obligation aux demandeurs d’exposer précisément tous les faits de l’affaire au début de l’instance et de produire des éléments de preuve bien précis à l’appui de leur demande peuvent indûment empêcher l’exercice effectif du droit à réparation garanti par le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

(15) Les preuves constituent un élément important lorsqu’il s’agit d’engager une action en dommages et intérêts pour infraction au droit national de la concurrence ou à celui de l’Union. Cependant, les litiges ayant trait au droit de la concurrence se caractérisant par une asymétrie de l’information, il y a lieu de veiller à ce que les demandeurs disposent du droit d’obtenir la production des preuves qui se rapportent à leur demande, sans avoir à désigner des éléments de preuve précis. Afin de garantir l’égalité des armes entre les parties à une action en dommages et intérêts, ces moyens devraient aussi être accessibles aux défendeurs dans les actions en dommages et intérêts, de sorte qu’ils puissent demander aux demandeurs de produire des preuves. Les juridictions nationales devraient également pouvoir ordonner la production d’éléments de preuve par des tiers, y compris des autorités publiques. [...] »

6. Les considérants 45 et 46 de la directive 2014/104 expliquent le problème de la quantification des préjudices individuels causés par les ententes :

« (45) Une partie lésée qui a prouvé qu’elle a subi un préjudice causé par une infraction au droit de la concurrence doit encore démontrer l’étendue de ce préjudice pour pouvoir obtenir des dommages et intérêts. La quantification du préjudice dans des affaires relevant du droit de la concurrence est un processus qui repose sur un grand nombre de données factuelles et qui peut nécessiter l’application de modèles économiques complexes. Ce processus est souvent très coûteux, et les demandeurs ont des difficultés à obtenir les données nécessaires pour étayer leurs demandes. La quantification du préjudice dans des affaires relevant du droit de la concurrence peut donc, en tant que telle, constituer un obstacle majeur à l’effectivité des demandes en réparation.

(46) À défaut de règles de l’Union relatives à la quantification du préjudice causé par une infraction au droit de la concurrence, il appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre de déterminer ses propres règles en matière de quantification du préjudice, et il appartient aux États membres et aux juridictions nationales de déterminer les exigences auxquelles le demandeur doit satisfaire lorsqu’il apporte la preuve du montant du préjudice subi, les méthodes autorisées pour quantifier le montant et les conséquences de l’incapacité de respecter pleinement ces exigences. Les exigences du droit national relatives à la quantification du préjudice dans des affaires relevant du droit de la concurrence ne devraient cependant pas être moins favorables que celles qui régissent les actions nationales similaires (principe de l’équivalence), ni rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice du droit, conféré par l’Union, à des dommages et intérêts (principe d’effectivité). Il convient de tenir compte de toute asymétrie de l’information entre les parties et du fait que la quantification du préjudice nécessite d’évaluer la manière dont aurait évolué le marché concerné en l’absence d’infraction. Cette évaluation suppose une comparaison avec une situation qui est hypothétique par définition et ne peut donc jamais être absolument exacte. Il convient donc de veiller à ce que les juridictions nationales aient le pouvoir d’évaluer le montant du préjudice causé par l’infraction au droit de la concurrence. [...] »

7. L’article 5, paragraphe 1, de la directive 2014/104 régit l’injonction qu’ordonne une juridiction de produire des éléments de preuve :

« 1. Les États membres veillent à ce que, dans les procédures relatives aux actions en dommages et intérêts intentées dans l’Union à la requête d’un demandeur qui a présenté une justification motivée contenant des données factuelles et des preuves raisonnablement disponibles suffisantes pour étayer la plausibilité de sa demande de dommages et intérêts, les juridictions nationales soient en mesure d’enjoindre au défendeur ou à un tiers de produire des preuves pertinentes qui se trouvent en leur possession, sous réserve des conditions énoncées au présent chapitre. Les États membres veillent à ce que les juridictions nationales puissent, à la demande du défendeur, enjoindre au demandeur ou à un tiers de produire des preuves pertinentes. [...] »

8. L’article 17 de la directive 2014/104 s’intitule « Quantification du préjudice » et son paragraphe 1 dispose :

« 1. Les États membres veillent à ce que ni la charge ni le niveau de la preuve requis pour la quantification du préjudice ne rendent l’exercice du droit à des dommages et intérêts pratiquement impossible ou excessivement difficile. Les États membres veillent à ce que les juridictions nationales soient habilitées, conformément aux procédures nationales, à estimer le montant du préjudice, s’il est établi qu’un demandeur a subi un préjudice, mais qu’il est pratiquement impossible ou excessivement difficile de quantifier avec précision le préjudice subi sur la base des éléments de preuve disponibles. »

9. L’article 22 de la directive 2014/104 régit l’applicabilité de celle‑ci dans le temps :

« 1. Les États membres veillent à ce que les dispositions nationales adoptées en application de l’article 21 afin de se conformer aux dispositions substantielles de la présente directive ne s’appliquent pas rétroactivement.

2. Les États membres veillent à ce qu’aucune disposition nationale adoptée en application de l’article 21, autre que celles visées au paragraphe 1, ne s’applique aux actions en dommages et intérêts dont une juridiction nationale a été saisie avant le 26 décembre 2014. »

B. Droit espagnol

10. L’article 394, paragraphes 1 et 2, de la Ley 1/2000 de Enjuiciamiento Civil (loi 1/2000 portant code de procédure civile, ci‑après la « LEC »), du 7 janvier 2000 (BOE nº 7, du 8 janvier 2000, p. 575), dans sa version applicable en l’espèce, dispose :

« 1. Dans les procédures déclaratives, les dépens en première instance incombent à la partie dont tous les chefs de demande ont été rejetés, sauf si le tribunal apprécie, en le justifiant dûment, que...

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