Le bénéfice de situations priviligiées de droit public

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Plusieurs situations liées à la gestion d'un service public sont qualifiables de « droit public » au sens où elles sont exorbitantes du droit commun et font appel à des procédés de droit public. La doctrine parle également de « prérogatives de puissance publique », mais dans un sens plus étroit que celui de « privilèges » 233, terme qui sera retenu ici en dehors du cadre particulier des règles de concurrence 234.

De telles situations privilégiées trouvent avant tout leur source dans le droit national (Section I). À cet égard, c'est peut-être dans le droit espagnol que l'on trouve le plus explicitement résumé la philosophie du sujet : la loi générale des télécommunications de 1998 précise clairement que parce que les opérateurs du service public se voient imposer des obligations de service public, ils peuvent « bénéficier » d'un certain nombre de droits ou de régimes exorbitants du droit commun 235.

Il est intéressant toutefois de se demander si le droit communautaire ne sert pas aussi de fondement à des situations similaires, même s'il s'agit davantage de justi- Page 372 fier des exceptions de droit public que d'octroyer des prérogatives particulières (Section II).

Section I Le bénéfice de procédés de droit public d'origine nationale

Comme le résume M. Mescheriakoff, « la plupart du temps, l'utilisation de procédures, ou le bénéfice de situations de droit public, exorbitantes du droit commun est le privilège des personnes publiques-26; Toutefois, il arrive que l'utilisation de telles procédures ait été étendue à des personnes privées gestionnaires des services publics. Il en découle que ces procédures sont désormais liées non plus au statut de personnes publiques mais à la gestion d'un service public » 236. Il en est ainsi lorsqu'il est reconnu au gestionnaire privé du service public la possibilité de prendre des actes administratifs unilatéraux. Plusieurs droits nationaux, par exemple français 237 et espagnol 238, en ont établi le principe, tout du moins pour les besoins de la gestion du service public. Page 373

En dehors de ces hypothèses liées à la théorie générale des services publics, la gestion des services publics organisés en réseaux présente une double spécificité attachée à l'utilisation d'infrastructures, le plus souvent publiques : d'une part, le gestionnaire d'un réseau - mais pas seulement d'un service public stricto sensu - peut se voir alors reconnaître la possibilité d'utiliser la procédure d'expropriation pour cause d'utilité publique (I) ; d'autre part, la libéralisation du secteur économique concerné tend à s'accompagner d'un transfert progressif du domaine public vers le gestionnaire du service public (II).

§ I - L'utilisation de la procédure d'expropriation d'utilité publique

La possibilité de recourir à la procédure exorbitante du droit commun qu'est l'expropriation pour cause d'utilité publique a été reconnue au profit du gestionnaire d'un service public, du fait de la jurisprudence administrative en France (A) et sur le fondement des textes régissant cette procédure en Allemagne, en Espagne et au Royaume-Uni (B). Toutefois, quelle que soit la nature de l'habilitation, la tendance semble commune à une reconnaissance relativement générale d'un droit d'expropriation attaché à la gestion d'un réseau d'infrastructures.

A - Le régime jurisprudentiel du droit français

La procédure de l'expropriation pour cause d'utilité publique a longtemps été réservée à l'État et à ses collectivités publiques, puis aux personnes morales de droit public en général 239, compte tenu de son caractère de prérogative exorbitante du droit commun. Seules quelques exceptions expressément prévues par le législateur en accordaient le bénéfice à des personnes privées 240. La question s'est posée au juge administratif français de savoir si la gestion d'un service public par une personne privée lui ouvrait le même droit. Le Conseil d'État s'est engagé dans une réponse positive avec l'arrêt d'Assemblée du 20 décembre 1935, « Établissements Vezia », qui a reconnu à des sociétés de prévoyance, de secours et de prêts mutuels agricoles le droit d'acquérir des immeubles nécessaires à leur fonctionnement par la voie de l'expropriation pour cause d'utilité publique 241. Certes, il ne s'agissait pas en l'espèce d'un véritable service public, mais de ce que Page 374 le commissaire du gouvernement avait appelé un « service d'intérêt public », c'està-dire « un service intermédiaire [entre un service public et un service purement privé], qui, sans être un service public, est doté cependant de certaines des prérogatives de puissance publique » 242. Mais comme la jurisprudence ultérieure a finalement admis que « de véritables services publics - et non plus seulement des services d'intérêt public - pouvaient être assurés par des organismes privés » 243, le bénéfice de la prérogative d'expropriation leur a été par là même octroyé.

Pour sa part, le législateur peut toujours étendre la liste des personnes privées pouvant poursuivre l'expropriation, et le faire en dehors de toute référence à la gestion d'un service public, notamment dans le cadre de l'aménagement foncier lorsque l'intérêt général le requiert 244. Dans d'autres hypothèses, il arrive même que l'expropriation apparaisse « non plus comme un procédé de droit pour faire tomber un bien privé dans le domaine public, mais comme une technique économique de redistribution des richesses » 245, notamment lorsqu'elle est exercée par certaines sociétés d'économie mixte 246.

Il n'en reste pas moins, que dans la majorité des cas, l'utilisation de l'expropriation par une personne privée est liée à la gestion d'une activité de service public qu'elle assume. La loi du 26 juillet 1996 de réglementation des télécommunications en offre une illustration récente. Tous les opérateurs autorisés de télé- communications, qu'ils soient publics ou privés, bénéficient désormais de servitudes pesant sur les propriétés privées, pour leur permettre l'installation et l'exploitation des équipements de réseau. Néanmoins, l'exercice de cette prérogative exorbitante du droit commun est limité « aux parties des immeubles collectifs et des lotissements affectés à un usage commun » et au sol et sous-sol des propriétés non-bâties ; et il est soumis à un régime d'autorisations délivrées par le maire, au nom de l'État, après information des propriétaires 247. Page 375

B - Le régime légal des droits allemand, britannique et espagnol

D'autres droits nationaux au sein de l'Union européenne reconnaissent la possibilité pour les gestionnaires, publics ou privés, d'une activité de service public, de recourir à la procédure administrative de l'expropriation publique ou à son équivalent, dans l'exercice et dans l'intérêt de cette activité. L'habilitation est alors du ressort du législateur. Elle peut être de portée générale, s'appliquant par exemple à tout gestionnaire de service public, notamment dans le cadre d'une concession. Elle peut être aussi spécifique à la gestion d'un service public, notamment organisé en réseau. Elle peut, enfin, être les deux à la fois, l'habilitation générale étant précisée par la loi applicable à un secteur en particulier.

C'est ainsi que la loi espagnole du 16 décembre 1954 sur l'expropriation forcée indique, sans autre précision, que tout concessionnaire de service public peut bénéficier de la procédure d'expropriation pour cause d'utilité publique 248. Le règlement des services des collectivités locales (RSCL) se veut plus explicite, puisqu'aux termes de son article 128-4º, il est précisé que parmi les droits du concessionnaire figure celui de « bénéficier, par le biais de la Collectivité, des procédures d'expropriation forcée, d'imposition de servitudes et d'expulsion administrative pour l'acquisition du domaine, des droits réels ou d'usage des biens pour le fonctionnement du service » 249.

Mais le législateur peut également décider d'élargir le champ du droit d'expropriation à la gestion d'une activité que par ailleurs il ne qualifie pas, ou plus, de service public. Le cas du secteur de l'électricité en fournit l'exemple. Une loi de 1966 avait explicitement prévu que l'expropriation de biens était possible pour l'établissement d'installations de production, de transformation, de transport et de distribution...

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