Opinion of Advocate General Kokott delivered on 5 May 2022.

JurisdictionEuropean Union
ECLIECLI:EU:C:2022:364
Date05 May 2022
Celex Number62021CC0227
CourtCourt of Justice (European Union)

Édition provisoire

CONCLUSIONS DE L’AVOCATE GÉNÉRALE

MME JULIANE KOKOTT

présentées le 5 mai 2022 (1)

Affaire C227/21

UAB « HA.EN. »

contre

Valstybinė mokesčių inspekcija

[demande de décision préjudicielle formée par le Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas (Cour administrative suprême de Lituanie)]

« Renvoi préjudiciel – Fiscalité – Taxe sur la valeur ajoutée (TVA) – Directive 2006/112/CE – Droit à déduction de la TVA en amont – Portée de la jurisprudence de la Cour relative à la lutte contre la fraude fiscale – Abus de droit – Refus d’accorder le bénéfice de la déduction de la TVA en amont au motif que le preneur savait ou aurait dû savoir que le prestataire, du fait de sa situation financière, ne serait pas en mesure de s’acquitter de la TVA auprès du trésor public – Charge de la TVA lors de la compensation du prix avec des créances »






I. Introduction

1. La présente procédure préjudicielle rappelle un passage de « L’Apprenti sorcier » de Johann Wolfgang von Goethe : « Maître, le péril est grand ; Les esprits que j’ai évoqués, je ne peux plus m’en débarrasser ! » En effet, la présente procédure montre une fois de plus les incertitudes et les problèmes qui surgissent lorsque le droit de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), plutôt que d’être entendu dans son sens classique, est également utilisé par la jurisprudence pour lutter contre la fraude et les pratiques abusives.

2. Selon cette ligne jurisprudentielle, l’administration fiscale est notamment autorisée, voire obligée, de refuser à l’assujetti le bénéfice du droit à déduction de la TVA en amont dès lors que celui-ci savait ou aurait dû savoir qu’une opération intervenue en amont ou en aval dans une chaîne de prestations est impliquée dans une fraude à la TVA (2). D’emblée, le fait de recourir, pour sanctionner la fraude, à des dispositions de droit fiscal qui ne relèvent pas de la législation pénale adoptée à cet effet soulève des questions au regard des droits (fondamentaux) des contribuables, et ce d’autant plus (3) s’il l’on considère qu’il suffit à cette fin de constater que l’assujetti savait ou devait savoir que son cocontractant pourrait ne pas verser la TVA due. D’une part, le simple fait que la TVA puisse ne pas être payée n’est pas suffisant pour que la fraude fiscale soit avérée ; d’autre part, dans un tel cas, il serait pratiquement impossible de faire des affaires avec des entreprises qui font face à des difficultés financières (c’est-à-dire des entreprises insolvables ou proches de l’insolvabilité).

3. En effet, il pourrait toujours être reproché à l’entreprise qui, pour couvrir une partie des importantes créances qu’elle détient sur son débiteur, acquiert certains biens de ce dernier qu’elle aurait dû savoir que celui-ci pourrait ne pas s’acquitter (ou ne pas pouvoir s’acquitter) de la TVA afférente à la vente de ces biens. Or, il semblerait que ce soit précisément devenu la pratique constante de l’administration fiscale en Lituanie, où l’acquisition de biens d’une entreprise confrontée à des difficultés financières est qualifiée d’abus de droit et, partant, se solde par un refus de la déduction de la TVA en amont.

4. C’est dans ce contexte que la présente affaire offre à la Cour l’occasion de préciser les limites de sa jurisprudence relative à la lutte contre la fraude fiscale.

II. Le cadre juridique

A. Le droit de l’Union

5. Les dispositions pertinentes du droit de l’Union sont celles de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (4).

6. L’article 168, sous a), de la directive 2006/112 régit la portée matérielle du droit à déduction :

« Dans la mesure où les biens et les services sont utilisés pour les besoins de ses opérations taxées, l’assujetti a le droit, dans l’État membre dans lequel il effectue ces opérations, de déduire du montant de la taxe dont il est redevable les montants suivants :

a) la TVA due ou acquittée dans cet État membre pour les biens qui lui sont ou lui seront livrés et pour les services qui lui sont ou lui seront fournis par un autre assujetti[.] »

7. L’article 199, paragraphe 1, sous g), de la directive 2006/112 permet aux États membres de prévoir un mécanisme d’autoliquidation par le preneur :

« 1. Les États membres peuvent prévoir que le redevable de la taxe est l’assujetti destinataire des opérations suivantes :

g) les livraisons d’un bien immeuble vendu par le débiteur d’une créance exécutoire dans le cadre d’une procédure de vente forcée. »

8. L’article 273 de la directive 2006/112, quant à lui, habilite les États membres à prendre des dispositions pour lutter, notamment, contre la fraude fiscale :

« Les États membres peuvent prévoir d’autres obligations qu’ils jugeraient nécessaires pour assurer l’exacte perception de la TVA et pour éviter la fraude, sous réserve du respect de l’égalité de traitement des opérations intérieures et des opérations effectuées entre États membres par des assujettis, et à condition que ces obligations ne donnent pas lieu dans les échanges entre les États membres à des formalités liées au passage d’une frontière. [...] »

B. Le droit lituanien

9. L’article 58, paragraphe 1, point 1, du Lietuvos Respublikos pridėtinės vertės mokesčio įstatymas (loi de la République de Lituanie relative à la TVA), dans sa rédaction issue de la loi no IX-751 du 5 mars 2002, dispose :

« La personne identifiée à la TVA a le droit de déduire la TVA en amont ou à l’importation au titre des biens ou services acquis ou importés, si ces biens ou services sont destinés à être utilisés pour les besoins de ses activités suivantes : [...] la livraison de biens ou la prestation de services soumis à TVA […] »

10. L’article 719, paragraphe 1, du Lietuvos Respublikos civilinio proceso kodeksas (code de procédure civile de la République de Lituanie), tel que modifié par la loi no XII-889 du 15 mai 2014, dispose :

« Si les enchères sont déclarées infructueuses faute d’enchérisseurs [...], le bien est transféré au créancier poursuivant pour le montant de la première mise à prix. »

III. Les faits et la procédure préjudicielle

11. Par un contrat de crédit du 21 septembre 2007, la société UAB « Medicinos Bankas » (ci-après la « banque ») a accordé un prêt à la société UAB « Sostinės būstai » (ci-après le « vendeur ») pour une activité de développement immobilier. Afin de garantir la bonne exécution de ce contrat, une hypothèque conventionnelle a été constituée par le vendeur auprès de la banque sur une parcelle de terrain sur laquelle se trouve un bâtiment inachevé, sise dans la ville de Vilnius (Lituanie).

12. Par un contrat de cession de créance conclu le 27 novembre 2015, la société UAB « HA.EN. » (ci-après la « requérante ») a acquis auprès de la banque, à titre onéreux, toutes les créances d’argent découlant de ce contrat de crédit, ainsi que tous les droits constitués pour garantir l’exécution des obligations, y compris la susdite hypothèque conventionnelle. Lors de la conclusion de ce contrat, la requérante a, entre autres, confirmé avoir pris connaissance de la situation économique et financière ainsi que du statut juridique du vendeur et a confirmé savoir que celui-ci était insolvable et qu’une procédure de redressement judiciaire le concernant était pendante.

13. La mise aux enchères d’une partie du bien immeuble du vendeur (ci-après le « bien immeuble litigieux ») a été publiée par décision d’huissier de justice du 23 mai 2016, mais aucun acheteur n’a manifesté d’intérêt pour le bien immeuble litigieux. La mise aux enchères ayant été infructueuse, il a été proposé à la requérante, dans le cadre de la procédure d’enchères, de reprendre le bien immeuble litigieux, ce qui éteindrait une partie des créances détenues par la requérante. La Cour ignore si le montant demandé à cet effet était le montant net (c’est‑à‑dire la valeur hors TVA) ou bien le montant brut (c’est-à-dire la valeur TVA comprise) du bien immeuble litigieux. La requérante a exercé ce droit et a repris le bien immeuble litigieux.

14. À cette fin, le 21 juillet 2016, a été dressé un acte de transfert au créancier poursuivant, par lequel l’huissier a transféré à la requérante le bien immeuble litigieux au prix de 5 468 000 euros.

15. Le 5 août 2016, le vendeur a émis une facture mentionnant la TVA, indiquant que le bien immeuble litigieux avait été transféré pour la somme de 4 519 008,26 euros, la TVA s’élevant à 948 991,74 euros. La requérante a inscrit cette facture dans sa comptabilité et a déduit la TVA en amont figurant sur cette facture dans sa déclaration de TVA pour le mois de novembre 2016. Le vendeur a, lui aussi, inscrit ladite facture dans sa comptabilité et a déclaré la TVA en aval figurant sur cette facture, en tant que TVA due, dans sa déclaration de TVA pour le mois d’août 2016, mais ne s’en est jamais acquitté. Le 1er octobre 2016, une procédure d’insolvabilité a été ouverte à l’encontre du vendeur.

16. Le 20 décembre 2016, la requérante a demandé à la Valstybinė mokesčių inspekcija (inspection fiscale nationale, ci-après l’« administration fiscale ») de lui rembourser l’excédent de TVA résultant de la TVA en amont déclarée comme à déduire. Toutefois, après avoir effectué un contrôle fiscal de la requérante, l’administration fiscale a considéré que, en concluant l’opération d’acquisition du bien immeuble litigieux alors qu’elle savait ou aurait dû savoir que le vendeur ne verserait pas la TVA générée par cette opération, la requérante avait agi de mauvaise foi et avait commis un abus de droit, raison pour laquelle elle n’avait pas droit à la déduction de la TVA. Par décision du 12 juillet 2017 portant approbation d’un rapport de contrôle, l’administration fiscale a refusé à la requérante le droit de déduire la TVA en amont d’un montant de 948 980 euros de TVA, lui a imputé la somme de 38 148,46 euros au titre d’intérêts de retard de TVA et lui a infligé une amende de TVA d’un montant de 284 694 euros.

17. La...

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