L'émergence d'un cadre communautaire de régulation du service public

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Constater l'émergence d'un cadre communautaire de régulation des services publics suppose, au préalable, de vérifier et de valider la compétence communautaire pour réglementer ces services publics (Section I), avant de s'interroger sur la pertinence d'organes communautaires spécifiques pour exercer en partie cette compétence (Section II). Dans les deux cas, l'analyse peut être utilement éclairée par l'expérience américaine de la régulation fédérale des services publics, avec la prudence et la réserve nécessaires quant à la pertinence du rapprochement entre le système fédéral des États-Unis et l'ordre juridique spécifique de la Communauté européenne.

Section I La compétence communautaire pour réglementer les services publics

Deux questions doivent être ici distinguées en termes de répartition des compétences : d'une part, la répartition des compétences pour réglementer les services publics entre la Communauté européenne et les États membres (Sous-section I) ; et, d'autre part, la compétence de la Communauté européenne étant délimitée, la répartition des compétences entre les institutions communautaires (Sous-section II).

Sous-section I La compétence de la Communauté

L'identification d'une compétence de la Communauté européenne pour réglementer les services publics doit être opérée à partir d'une lecture des traités institutifs et du principe dit de subsidiarité (Paragraphe II). Elle sera précédée d'une Page 226 présentation sommaire des compétences fédérales pour réglementer les services publics aux États-Unis, dont il est possible de tirer quelques leçons (Paragraphe I).

§ I - L'expérience de la régulation fédérale des services publics aux États-Unis

L'affirmation d'une régulation fédérale des services publics trouve ses origines dans la jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis à qui il est revenu de résoudre une double question de compétence : d'une part, sur quel fondement les pouvoirs publics sont-ils compétents pour assurer la régulation de certaines activités dites de service public ? (A) ; d'autre part, qui, de l'État fédéré ou de la Fédération, est compétent pour assurer cette régulation ? (B).

A - Le fondement de la régulation : la doctrine américaine de l'utilité publique

Comme le résume Christian Stoffaes, « aux origines de la Constitution américaine règne-26; la liberté individuelle et en particulier la libre entreprise : l'intervention économique des autorités publiques locales est réduite au minimum ; celle de l'État fédéral est inexistante. À de rares exceptions près - le service postal par exemple, géré d'emblée par une régie fédérale 922 - la régulation des industries de réseaux se construit donc progressivement, du bas vers le haut. C'est-à-dire à partir de l'activité des entreprises privées et du fonctionnement du marché libre et non pas à partir de l'autorité de l'État central » 923. Pourtant, une régulation publique de certaines activités économiques s'est révélée nécessaire aux yeux de la Cour Suprême des États- Unis pour établir un équilibre entre l'expression des intérêts privés et la satisfaction de l'intérêt général. C'est dans un arrêt « Munn vs. Illinois »rendu en 1877 que la Cour a fondé cet équilibre sur une doctrine dite de l'utilité publique :

Lorsqu'une personne privée consacre son bien à un usage dans lequel le public trouve son intérêt, il confère de ce fait au public un intérêt particulier dans la fourniture de cet usage : dans ces conditions, elle doit se soumettre au contrôle public, pour le bien commun

924.

En l'espèce, la Cour a validé la réglementation de l'État d'Illinois relative à la tarification du stockage dans les silos à grains, au double motif que le commerce du grain était une activité capitale pour l'économie de la région et que les silos à grains Page 227 revêtaient une position stratégique dans la viabilité de ce commerce. Dès lors, les entreprises du secteur ont été considérées comme des « public utilities », c'est-à- dire comme des « entreprises de service public » 925 ou des « services d'utilité publique » 926, parce que « porteuses d'un intérêt général » 927, ou encore parce qu'« affectées d'un intérêt public » (« affected with a public interest »), pour reprendre la formule utilisée par la Cour suprême au début du XIXe siècle 928.

Deux conceptions du « service public à l'américaine » étaient alors envisageables : une conception psychologique et une conception économique. Pour le professeur Trevoux, les premiers arrêts de la Cour suprême dans la ligne de sa jurisprudence « Munn » étaient révélateurs d'une « théorie psychologique » des services publics au sens où devait être considérée comme un service public « toute entreprise que le législateur, ou les tribunaux, ou l'opinion publique jugent satisfaire un besoin d'intérêt général et qui est, par suite, assujettie à certaines règles » 929. En l'occurrence, le pouvoir judiciaire s'est très vite déclaré compétent pour établir les caractéristiques des entreprises de service public, déniant la compétence législative en la matière : « La simple déclaration par le législateur qu'une catégorie particulière d'entreprise est affectée d'un intérêt public n'est pas concluante [-26;] la question est toujours sujette à enquête judiciaire » 930.

Pour éviter toutefois tout reproche d'arbitraire, la Cour suprême a développé une analyse dite « juste et raisonnable » de l'intérêt public, qu'il est toutefois difficile de synthétiser compte tenu de son application au cas par cas :

Il est évident qu'il n'y a que certaines entreprises qui soient affectées d'un intérêt public. La fonction des tribunaux est de déterminer dans chaque cas si les circonstances justifient la réglementation comme une extension raisonnable de l'autorité gouvernementale ou la condamnent comme arbitraire ou discriminatoire

931.

Mais la jurisprudence « Munn » repose également sur une conception économique de l'intérêt public : « C'est seulement lorsque la propriété jouit de quelques privilèges octroyés par le gouvernement qu'elle est affectée d'un intérêt public » 932. Page 228

Ces privilèges correspondent le plus souvent à l'octroi d'un monopole 933 ou de droits limitant la concurrence 934, justifiés par le caractère indispensable de l'activité en cause mais qui justifient à leur tour un contrôle particulier des pou voirs publics : « La chose qui détermine l'intérêt public est la nature indispensable du service, les charges exorbitantes et le contrôle arbitraire auxquels l'affaire pour- rait être sujette sans réglementation » 935.

Commentant cette jurisprudence, on a pu en déduire que c'était l'existence du monopole sanctionnée par les pouvoirs publics qui déterminait le caractère de service public et entraîne une réglementation spéciale : « des privilèges spéciaux sous forme de limitation de la concurrence ayant été accordés par les pouvoirs publics entraînent en contre-partie un droit de regard de ceux-ci » 936.

Finalement, dans une décision rendue en 1943, le juge américain Vinson a donné de la « public utility » la définition suivante, toujours de référence aujourd'hui :

Si une activité : 1/ est affectée d'un intérêt public, 2/ a une relation forte avec le transport et la distribution, 3/ a une obligation de mettre ses infrastructures au service du public en général selon la demande à un prix juste et non discriminatoire, 4/ est dans une large mesure indépendante des activités purement concurrentielles, soit en vertu de son statut de monopole, soit en raison de la détention d'une licence ou d'une autorisation de l'État, alors cette activité peut être considérée comme une public utility

937.

Si une telle définition permet d'identifier les principales caractéristiques des services publics aux États-Unis, elle ne prédétermine pas le type d'activités qui peuvent être « affectées d'un intérêt public ». C'est que la notion américaine de service public s'articule autour de deux éléments par essence évolutifs : l'existence d'un monopole et la satisfaction d'un besoin public. On ne peut d'ailleurs mieux résumer le débat européen sur les services publics aujourd'hui et l'économie de l'article 86 § 2...

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