La « neutralisation » du mode de gestion dans la définition du service public

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Même si l'on reconnaît la prédominance d'une conception fonctionnelle du service public dans le droit communautaire et dans les droits des principaux États membres de l'Union, la notion n'en conserve pas moins un aspect organique important : la prestation de biens et/ou de services identifiée comme étant à la base du concept de service public suppose quoiqu'il en soit « une entreprise dans la double acception du terme, matérielle : action d'entreprendre quelque chose, et organique : organisation c'est-à-dire combinaison de moyens en matériels et en personnels apte à produire la prestation recherchée » 746.

Aussi, l'étude des modes de gestion du service public aurait-elle pu être entreprise du point de vue du droit comparé. Elle ne le sera ici, dans la mesure où nous chercherons à privilégier et à mettre en valeur l'approche communautaire qui semble vouloir « neutraliser » la question de l'opérateur du service public. Le droit communautaire est en effet par principe indifférent au caractère privé ou public du prestataire de l'activité de service public. Une telle attitude lui permet donc d'intégrer la diversité des modes nationaux de gestion. En retour, elle autorise - voire encourage ? - la diversification de ces procédés. Il convient de vérifier cette analyse et de la confronter à l'étude des situations de droit interne.

Dans cette optique comparative, deux postulats sont possibles. Le premier postulat est statique : les États membres et la Communauté intègrent dans leur ordre juridique respectif le principe de la gestion déléguée du service public, dont peut bénéficier aussi bien une personne publique qu'une personne privée. La conjugaison de plusieurs facteurs explique en grande partie cette approche. Un premier facteur est d'ordre historique. L'évolution des fonctions de l'État a conduit ce dernier a sortir de son domaine traditionnel lié à l'exercice de la puissance publique et au maintien de l'ordre public pour rendre des prestations dans l'intérêt public et développer ainsi sous sa responsabilité les ser- Page 184 vices publics au sens large. Parallèlement, le développement économique et l'évolution des idées politiques - ce sont deux autres facteurs d'évolution - ont fait que l'État n'était plus considéré comme devant systématiquement assurer la gestion de ces services publics, lorsqu'ils intervenaient dans la sphère essentiellement économique, à l'instar des services publics industriels ou commerciaux, ou ceux dits de réseaux. Progressivement l'État en a délégué l'exercice. C'est pourquoi Olivier Raymundie peut affirmer dans sa thèse sur la gestion déléguée des services publics en France et en Europe, que « les États membres de la Communauté [-26;] européenne connaissent tous un procédé juridique au terme duquel la collectivité publique, responsable du service, se décharge du soin de le faire gérer pour le confier à une entreprise publique ou privée, à charge pour elle d'accomplir des obligations d'intérêt général » 747, le plus petit dénominateur commun étant qu'il y a dans ce cas séparation organique entre le niveau de l'organisation du service public et celui de sa gestion.

À partir de ce premier postulat, le critère de différenciation le plus pertinent pour rendre compte de la diversité des situations nationales et de l'approche communautaire, semble être le statut de la personne chargée de l'exploitation du service public, plutôt que la nature juridique du procédé utilisé, lequel reste tributaire de la disparité des systèmes juridiques nationaux. Ce qui nous autorise à formuler un second postulat plus dynamique, car posé en termes d'évolution : alors que le lien entre l'activité de service public et la nature publique de son prestataire semble encore privilégié, la gestion du service public par une personne privée est par ailleurs progressivement développée, pour ne pas dire encouragée, tant par les droits nationaux que par le droit communautaire.

La position du droit communautaire à l'égard des modes de gestion déléguée d'un service public à une personne privée (comme à une personne publique) peut ainsi s'analyser à un double niveau. D'une part, le traité de Rome adopte un principe de neutralité au regard du régime de la propriété dans les États membres, donc au regard du caractère public ou privé de la personne en charge du service public (Section I). D'autre part, le droit communautaire cherche à intégrer dans ses propres normes le principe de la gestion déléguée principalement par la voie de l'harmonisation (Section II).

Section I La neutralité du droit communautaire

La neutralité du droit communautaire à l'égard du caractère privé ou public de la personne délégataire d'un service public découle du principe de neutralité plus général défini par l'article 295 (ex-222) du traité CE (Paragraphe I ). Mais compte tenu de la portée juridique encore peu circonscrite de cet article, nous nous interrogeons sur les limites du principe (Paragraphe II). Page 185

§ I - Le principe de neutralité défini par l'article 295 CE

Inséré dans les dispositions dites générales et finales du traité, l'article 295 CE est ainsi rédigé en termes brefs : « Le présent traité ne préjuge en rien le régime de la propriété dans les États membres ». Cet article a fait l'objet de peu de commentaires en doctrine et de peu d'application directe de la part des institutions européennes. Sans en entamer une étude générale, nous nous interrogerons plus spécialement sur son objectif (A), son champ d'application (B) et sa portée juridique (C) à l'égard des opérateurs de service public.

A - L'objectif assigné à l'article 295 CE

L'objectif de l'article 295 CE est a priori clair : décliner toute compétence en matière de réglementation de la propriété. « À la différence d'autres articles », faiton alors remarquer, « où ce sont les "dispositions du présent traité" qui sont visées, le sujet de la phrase est ici "le présent traité" ce qui, compte tenu également de la spécificité de l'expression "ne préjuge en rien" marque le caractère total et absolu de la limite imposée au pouvoir communautaire pour la détermination du régime de la propriété » 748.

À moins que d'y voir plutôt une formulation davantage prudente que préemptoire. Prudence qui serait délibérée, car « les nationalisations étant un thème controversé fortement chargé de connotations idéologiques, vouloir l'aborder de front aurait été d'autant plus délicat qu'il ne manquait pas de diviser les États. Aussi est-il paru raisonnable de le « neutraliser » et « les traités tentent d'accréditer la conviction qu'au total la construction communautaire s'accommode de n'im- porte quel régime de propriété » 749.

C'est en ce sens que les différentes institutions européennes semblent l'entendre, tout au moins officiellement. Ainsi la Commission écrit-elle, encore que récemment, que « le traité de Rome [article 295] établit clairement que chaque État membre est en droit de décider de la forme la plus appropriée de propriété. La Commission n'a jamais en conséquence pris position sur la question de la propriété publique et a toujours scrupuleusement assuré une neutralité dans ses relations avec les différentes formes de propriété » 750.

La Cour de justice n'a guère eu (ou n'a pas saisi) 751 l'occasion d'exprimer une interprétation générale de l'objectif de l'article 295 CE au regard des compé- Page 186 tences respectives des États membres et de la Communauté. Son avocat général Capotorti lui a pourtant proposé l'interprétation selon laquelle cet article « confirme que les traités n'ont pas voulu imposer aux États membres ou introduire dans l'ordre juridique communautaire, aucune nouvelle conception ou réglementation de la propriété » 752. La Cour s'est abstenue en l'espèce d'appuyer son raisonnement sur une interprétation de l'article 295 CE 753. La position de la Cour de justice peut toutefois se résumer à travers un principe en deux branches, selon lequel si la compétence pour légiférer le droit de propriété appartient en premier chef aux États membres, celle-ci :

- d'une part, n'exclut pas le contrôle de la Cour de justice pour vérifier que l'exercice de cette compétence nationale respecte par ailleurs le droit communautaire, compte tenu de l'obligation générale qui pèse en ce sens sur les États membres en vertu de l'article 10 (ex-5) du traité CE ;

- d'autre part, n'exclut pas toute compétence de la Communauté européenne en la matière. Ainsi peut-on du moins le déduire d'un arrêt de la Cour du 13 juillet 1995, « Espagne c/. Conseil » concernant l'interprétation du règlement nº 1768/92/CEE relatif à la création d'un...

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