Conclusions
CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
Mme CHRISTINE STIX-HACKL
présentées le 18 mars 2004(1)
Affaire C-36/02
Omega Spielhallen- und Automatenaufstellungsgesellschaft mbH
contre
Oberbürgermeisterin der Bundesstadt Bonn
[demande de décision préjudicielle formée par le Bundesverwaltungsgericht (Allemagne)]
«Libre prestation de services – Restrictions – Ordre public – Dignité humaine – Protection des valeurs fondamentales consacrées par la constitution nationale – 'Jouer à tuer'»
Table des matières
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Les faits et la procédure |
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La question préjudicielle |
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Le point de vue de l’autorité de police administrative |
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La liberté fondamentale concernée |
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L’argumentation des parties |
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La justification de la restriction |
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L’argumentation des parties |
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La protection des droits fondamentaux en droit communautaire |
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La place des droits fondamentaux, pris en tant que principes généraux du droit communautaire, dans la hiérarchie des normes |
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Le rôle des droits fondamentaux dans l’ordre juridique communautaire |
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Conclusions relatives aux rapports entre la protection nationale des droits fondamentaux et la protection communautaire |
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La dignité humaine et le droit communautaire |
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Les contours de la dignité humaine en tant que notion de droit |
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La dignité humaine en tant que norme juridique et sa protection en droit communautaire |
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Les conséquences pour la présente affaire |
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Interprétation de la notion d’ordre public au regard de l’importance et de la portée de la dignité humaine |
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Concernant la présence en l’espèce d’une menace suffisamment grave |
I – Introduction
1.
Dans la présente affaire, la Cour de justice est appelée à dire jusqu’à quel point les juridictions nationales peuvent s’appuyer
sur les valeurs consacrées par leurs droits constitutionnels pour prendre des mesures qui protègent certes l’ordre public
dans leur État membre, mais au prix d’une mise en cause de libertés fondamentales du traité CE.
2.
À l’origine de la procédure, nous trouvons un arrêté de police administrative interdisant la simulation d’actes homicides
dans le cadre d’un jeu. Cette interdiction a été prononcée au motif d’un danger pour l’ordre public, lequel exigerait également
de protéger la dignité humaine.
3.
Il se pose la question de savoir si et dans quelle mesure les différences entre les seuils d’application de la protection
des droits fondamentaux dans les États membres peuvent avoir un impact sur la licéité d’une telle mesure nationale au regard
du droit communautaire, compte tenu de l’applicabilité des droits fondamentaux dans le cadre de ce dernier.
II – Cadre juridique
A –
Droit communautaire
4.
Aux termes de l’article 6, paragraphe 1, UE, l’Union est fondée sur les principes de la liberté, de la démocratie, du respect
des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que de l’État de droit, principes qui sont communs au États membres.
Aux termes de son paragraphe 2, l’Union respecte les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la convention européenne
de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et tels qu’ils résultent
des traditions constitutionnelles communes aux États membres, en tant que principes généraux du droit communautaire.
5.
Aux termes de l’
article 30 CE, les restrictions à la libre circulation des marchandises sont licites si elles se fondent,
notamment, sur des raisons d’ordre public.
6.
Pour ce qui est de la libre prestation de services, il y a lieu de rappeler que la Cour de justice a admis, dans une jurisprudence
constante, que des restrictions puissent se fonder sur ce qu’il est convenu d’appeler l’intérêt général, c’est-à-dire sur
des motifs qui ne sont pas expressément énoncés dans le droit originaire, pourvu que les dispositions nationales correspondantes
ne donnent lieu à aucune discrimination.
B –
Droit national
7.
L’article 14, paragraphe 1, de l’Ordnungsbehördengesetz Nordrhein‑Westfalen (loi applicable aux autorités de police en Rhénanie
du Nord‑Westphalie, ci-après l’«OBG NW») dispose «Les autorités de police peuvent prendre les mesures nécessaires pour prévenir
dans des cas particuliers un danger menaçant la sécurité publique ou l’ordre public».
III – Les faits et la procédure
8.
Omega Spielhallen- und Automatenaufstellungs- GmbH (ci-après «Omega») est une société de droit allemand qui exploitait à Bonn
une installation dénommée «laserdrome». Cette installation est normalement destinée à la pratique d’un sport dénommé «laser‑sport»,
lequel est inspiré du film «La guerre des étoiles» et utilise la technique moderne du laser.
9.
Il ressort du dossier que, initialement, l’équipement utilisé par Omega dans son laserdrome a été développé à partir du «Laser
Hit», un jouet pour enfant disponible dans le commerce, notamment dans des magasins à Bonn. Cet équipement s’étant révélé
techniquement insuffisant, Omega a eu recours, à partir d’une date non spécifiée mais postérieure au 2 décembre 1994, à un
équipement fourni par la société britannique Pulsar International Limited (devenue Pulsar Advanced Games Systems Ltd, ci-après
«Pulsar»). Toutefois, un contrat de franchisage avec Pulsar n’a été conclu que le 29 mai 1997.
10.
Un permis de construire pour l’aménagement du site a été délivré le 7 septembre 1993. Cependant, avant même l’ouverture du
laserdrome, une partie de la population avait protesté contre le projet. Par lettre du 22 février 1994, l’Oberbürgermeisterin
der Bundesstadt Bonn (ci-après l’«autorité de police administrative») a enjoint à Omega de fournir un descriptif précis du
site en menaçant de prendre un arrêté au cas où il serait possible d’y «jouer à tuer» des personnes. Omega a répondu le 18
mars 1994 que le jeu consistait à atteindre des objets fixes installés dans les couloirs de tirs. Le laserdrome a ouvert ses
portes le 1
er août 1994.
11.
D’après l’autorité de police administrative, il s’agissait d’un vaste labyrinthe construit à l’aide de panneaux mobiles où,
outre sur les dix capteurs fixes installés dans la salle, on tirait également sur des personnes. L’équipement prévu pour les
joueurs était composé d’appareils de visée à laser semblables à des mitraillettes et de gilets de toile portant à hauteur
de la poitrine et dans le dos un capteur. Afin de représenter visuellement les «tirs», chaque rayon infrarouge était projeté
en même temps qu’un rayon laser. Les tirs qui atteignaient la cible étaient indiqués par un signal acoustique et optique.
Le but de la compétition était, au cours d’une partie d’une durée de quinze minutes, d’atteindre le plus grand nombre de points
possible. Les joueurs obtenaient des points pour chaque tir atteignant un capteur fixe. Des points étaient retirés pour les
joueurs atteints. Un joueur ayant reçu cinq tirs devait recharger son appareil à une borne de chargement.
12.
Le 14 septembre 1994, l’autorité de police administrative a pris un arrêté à l’encontre d’Omega lui interdisant «de permettre
ou de tolérer dans son [...] établissement des jeux ayant pour objet de tirer sur des cibles humaines au moyen d’un rayon
laser ou d’autres installations techniques (par exemple infrarouge), donc, en enregistrant les tirs ayant atteint leur cible,
de ‘jouer à tuer’ des personnes». L’arrêté était notamment fondé sur l’existence d’un danger pour l’ordre public, les actes
homicides simulés et la banalisation de la violence ainsi entraînée étant contraires aux valeurs fondamentales prévalentes
dans l’opinion publique. L’astreinte fixée en cas de contravention était de 10 000 DEM par partie jouée.
13.
Omega a déposé contre cet arrêté une réclamation qui a été rejetée le 6 novembre 1995 par la Bezirksregierung Köln (autorité
administrative locale de Cologne). Par jugement du 3 septembre 1998, le Verwaltungsgericht Köln a rejeté le recours. L’appel
introduit par Omega, qui avait été déclaré recevable en raison de l’importance de principe de la question posée, a été rejeté
le 27 septembre 2000 par l’Oberverwaltungsgericht für das Land Nordrhein-Westfalen. Par la suite, Omega a formé un pourvoi
en «Revision» devant le Bundesverwaltungsgericht.
14.
À l’appui de son pourvoi, Omega a invoqué de nombreux vices de procédure. Sur le fond, elle soutient que l’arrêté d’interdiction
porte atteinte à ses droits fondamentaux, notamment le droit d’exploiter son établissement et le droit de choisir librement
son métier. Elle fait valoir une violation du principe de l’égalité de traitement en ce qu’elle serait désavantagée par rapport
à d’autres exploitants de laserdromes en Allemagne et également par rapport aux exploitants d’autres jeux, tels que le «paintbal»
ou le «gotcha». Elle soutient en outre que l’arrêté est trop imprécis et qu’il ne repose pas sur une base d’habilitation valable,
puisque la notion d’ordre public figurant à l’article 14 de l’OBG NW serait trop vague. L’arrêté d’interdiction porterait
également atteinte au droit communautaire, en...