Opinion of Advocate General Collins delivered on 1 February 2024.

JurisdictionEuropean Union
Date01 February 2024
CourtCourt of Justice (European Union)

Édition provisoire

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. ANTHONY COLLINS

présentées le 1er février 2024 (1)

dans l’affaire C53/23

Asociația « Forumul Judecătorilor din România »,

Asociația « Mișcarea pentru Apărarea Statutului Procurorilor »

contre

Parchetul de pe lângă Înalta Curte de Casație și Justiție – Procurorul General al României

[demande de décision préjudicielle formée par la Curtea de Apel Pitești (cour d’appel de Pitești, Roumanie)]

« Renvoi préjudiciel – État de droit – Indépendance de la justice – Article 2 TUEArticle 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE – Articles 12 et 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Arrêté portant nomination des procureurs qui mènent des enquêtes sur des allégations en matière pénale et de corruption et qui engagent des procédures contre des juges et des procureurs – Recours formé par des associations de juges et de procureurs tendant à l’annulation partielle de l’arrêté – Qualité pour agir en justice des associations – Exigence en droit national d’un droit subjectif ou d’un intérêt légitime privé »






Introduction

1. La présente demande de décision préjudicielle soulève un nouveau point au regard du droit de l’Union. Des associations de juges et de procureurs, qui ont été créées dans le but de promouvoir un système judiciaire indépendant, impartial et efficace (2), peuvent-elles se prévaloir de l’article 2 et de l’article 19, paragraphe 1, TUE, lus en combinaison avec les articles 12 et 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »), pour établir leur qualité pour intenter un recours devant une juridiction nationale dans le but de promouvoir ces objectifs ?

Le cadre juridique – La législation nationale

2. L’article 8, paragraphe 11, de la Legea nº 554/2004 a contenciosului administrativ (loi sur le contentieux administratif nº 554/2004) du 2 décembre 2004 (3)dispose :

« Les personnes physiques et morales de droit privé ne peuvent formuler des chefs de demande par lesquels elles invoquent la défense d’un intérêt légitime public qu’à titre subsidiaire, dans la mesure où l’atteinte portée à l’intérêt légitime public découle logiquement d’une violation d’un droit subjectif ou d’un intérêt légitime privé. »

3. En mars 2022, la Legea nº 49/2022 privind desființarea Secției pentru investigarea infracțiunilor din justiție, precum și pentru modificarea Legii nº 135/2010 privind Codul de procedură penală (loi nº 49/2022 sur la suppression de la section chargée des enquêtes sur les infractions commises au sein du système judiciaire et la modification de la loi nº 135/2010 portant code de procédure pénale) est entrée en vigueur (4). Elle a supprimé la Secția pentru investigarea infracțiunilor din justiție (section chargée des enquêtes sur les infractions commises au sein du système judiciaire ; ci-après la « SIIJ ») au sein du Parchetul de pe lângă Înalta Curte de Casație și Justiție (parquet près la Haute Cour de cassation et de justice, Roumanie ; ci-après le « PÎCCJ »). La loi nº 49/2022 a également transféré la responsabilité de l’enquête et de la poursuite de toutes les infractions, y compris en matière de corruption, prétendument commises par des juges et des procureurs à la section de poursuites pénales du PÎCCJ ou aux parquets près les cours d’appel, en fonction du degré de la juridiction à laquelle ils appartiennent.

4. En vertu de l’article 3, paragraphe 3, de la loi nº 49/2022, le Parchetul de pe lângă Înalta Curte de Casație și Justiție – Procurorul General al României – (parquet près la Haute Cour de cassation et de justice – Procureur général de la Roumanie, ci-après le « défendeur »), sur proposition de l’assemblée plénière du Consiliul Superior al Magistraturii (Conseil supérieur de la magistrature, Roumanie, ci-après le « CSM »), nomme des procureurs qui exerceront des poursuites pénales pour ces infractions. Le ministre de la justice est membre du CSM. Le défendeur a adopté l’arrêté nº 108/2022, du 3 juin 2022, portant nomination de plusieurs procureurs qui exerceront les poursuites pénales conformément à la loi nº 49/2022 (ci-après l’« arrêté attaqué »). L’arrêté a été adopté sur proposition de l’assemblée générale du CSM (5).

Le litige au principal et les questions préjudicielles

5. Les requérantes sont des personnes morales de droit privé, sans but lucratif, non gouvernementales et apolitiques. Selon leurs statuts, elles sont créées, notamment, afin de garantir un système judiciaire indépendant, impartial et efficace et de mettre en place, soutenir, coordonner et mettre en œuvre des projets visant à améliorer, moderniser et réformer le système d’administration de la justice.

6. Par requête introduite devant la Curtea de Apel Pitești (cour d’appel de Pitești, Roumanie) le 5 août 2022, les requérantes ont formé un recours tendant à l’annulation partielle de l’arrêté attaqué. Elles contestent la nomination, entre autres au PÎCCJ, de plusieurs procureurs chargés de l’enquête et de la poursuite de toutes les infractions pénales prétendument commises par des juges et des procureurs. Les requérantes soutiennent que la loi nº 49/2022, qui constitue la base juridique de l’arrêté attaqué, est contraire à l’article 2, à l’article 4, paragraphe 3, et à l’article 19, paragraphe 1, TUE, à l’annexe IX de l’acte relatif aux conditions d’adhésion (6), et à la décision 2006/928/CE de la Commission (7), tels qu’interprétés par la Cour dans son arrêt Asociația « Forumul Judecătorilor din România » e.a. (8).

7. Les requérantes soutiennent que, compte tenu de leur nature spécifique, les allégations de corruption des juges et des procureurs devraient faire l’objet d’enquêtes et de poursuites par des procureurs spécialisés, qui sont des experts dans la lutte contre la corruption et qui disposent de ressources suffisantes pour exercer cette mission correctement. Les requérantes s’opposent à la participation de l’assemblée plénière du CSM à la procédure aboutissant à la nomination des personnes chargées d’exécuter cette mission. Elles soutiennent en outre que la procédure ne garantit pas que les procureurs soient nommés sur des critères de mérite ou qu’ils soient indépendants. Elles soutiennent enfin que la Direcția Națională Anticorupție (direction nationale anticorruption, Roumanie, ci-après la « DNA »), spécialisée dans la lutte contre la corruption en Roumanie et qui est une structure autonome du PÎCCJ (9) , devrait être chargée de l’enquête et de la poursuite de telles infractions.

8. Le défendeur a contesté la recevabilité du recours au motif que les requérantes n’avaient pas qualité pour former un recours juridictionnel contre l’arrêté attaqué. Selon le défendeur, ce recours repose sur un intérêt légitime public plutôt que sur un droit subjectif ou un intérêt légitime privé comme l’exige le droit national. Dès lors que l’arrêté attaqué n’affecte ni les requérantes ni leurs objectifs, mais plutôt les procureurs nommés en vertu de celui-ci, les requérantes ne disposent pas d’un droit subjectif ou d’un intérêt légitime privé à en contester la validité et ne sauraient donc se prévaloir d’un intérêt légitime public pour le faire.

9. Les requérantes affirment qu’elles ont qualité pour agir au motif que leur activité principale consiste à défendre le statut des juges et des procureurs, à promouvoir les droits et les valeurs de ces professions et à « défendre l’indépendance de la justice dans un État de droit ». Les statuts de l’association « Forum des juges de Roumanie » prévoient l’introduction de certaines procédures judiciaires dans la poursuite de ces objectifs.

10. La juridiction de renvoi relève que l’article 1er, paragraphe 1, de la loi nº 554/2004 prévoit le droit pour toute personne qui s’estime lésée dans l’un de ses droits ou intérêts légitimes, par un acte administratif pris par une autorité publique, de s’adresser à la juridiction compétente pour obtenir l’annulation de l’acte. L’article 2 de la loi nº 554/2004 prévoit qu’un intérêt légitime peut être de nature privée ou publique. L’article 8, paragraphe 11, de la loi nº 554/2004 prévoit, en substance, que l’intérêt public ne peut être invoqué par les personnes physiques et morales de droit privé dans leurs recours que si cet intérêt est directement lié à un droit subjectif ou à un intérêt légitime privé dont elles jouissent. Elle relève que, en 2016 et en 2017, les juridictions roumaines ont reconnu l’intérêt à agir des requérantes dans des recours visant à renforcer l’indépendance de la justice et à défendre le statut des professions de juges ou de procureurs (10).

11. Dans l’arrêt nº 8, l’Înalta Curte de Casație și Justiție (Haute Cour de cassation et de justice) (11) a jugé :

« Aux fins d’interprétation et d’application uniformes de l’article 1er, de l’article 2, paragraphe 1, sous a), r), et s) et de l’article 8, paragraphes 11 et 12, de la loi nº 554/2004, telle que modifiée et complétée ultérieurement, décide :

En vue de l’exercice du contrôle de légalité sur les actes administratifs à la demande des associations, en tant qu’organismes sociaux concernés, l’intérêt légitime public ne peut être invoqué qu’à titre subsidiaire par rapport à l’intérêt légitime privé, ce dernier découlant du lien direct entre l’acte administratif soumis au contrôle de légalité et le but direct ainsi que les objectifs de l’association, conformément aux statuts. »

12. À la suite de cet arrêt, l’Înalta Curte de Casație şi Justiție (Haute Cour de cassation et de justice) a jugé que les associations de juges et/ou de procureurs n’avaient pas qualité pour intenter un recours en annulation contre les décisions du CSM concernant, notamment, la nomination de juges, de juges adjoints et de l’inspecteur en chef de l’Inspecția Judiciară (Inspection judiciaire, Roumanie) (12). Elle est parvenue à cette conclusion au motif que, dans cette procédure, les requérantes avaient cherché à invoquer un intérêt légitime public et non privé.

13. Selon...

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