Opinion of Advocate General Bobek delivered on 23 February 2021.

JurisdictionEuropean Union
ECLIECLI:EU:C:2021:124
Celex Number62019CC0800
CourtCourt of Justice (European Union)
Date23 February 2021

Édition provisoire

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MICHAL BOBEK

présentées le 23 février 2021 (1)

Affaire C800/19

Mittelbayerischer Verlag KG

v

SM

[demande de décision préjudicielle formée par le Sąd Apelacyjny w Warszawie (cour d’appel de Varsovie, Pologne)]

« Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière civile et commerciale – Compétence en matière délictuelle ou quasi-délictuelle – Centre des intérêts d’une personne physique demandant la protection des droits de la personnalité – Publication sur Internet – Lieu de l’événement causal du dommage »






I. Introduction

1. Un ressortissant polonais (ci‑après le « requérant »), ancien prisonnier à Auschwitz, a introduit devant les juridictions civiles polonaises un recours dirigé contre un journal allemand pour avoir utilisé l’expression « camp d’extermination polonais » dans un article publié sur Internet afin de désigner un camp d’extermination nazi construit sur le territoire de la Pologne (alors) occupée pendant la Seconde Guerre mondiale. Bien que cet article n’ait été en ligne que pendant quelques heures avant d’être corrigé, le requérant soutient que la publication sur Internet a porté atteinte à son identité et à sa dignité nationales.

2. Les juridictions polonaises sont-elles compétentes pour connaître d’un tel recours ? Dans la procédure au principal, le requérant ne demande pas seulement une indemnisation financière, mais également d’autres réparations : une décision de justice interdisant à l’éditeur d’utiliser à l’avenir l’expression « camp d’extermination polonais » et la publication d’excuses.

3. Dès lors, la présente affaire donne à la Cour l’occasion de préciser, une fois de plus (2), le critère servant à déterminer la compétence internationale pour les recours fondés sur les atteintes aux droits de la personnalité au moyen d’une publication sur Internet. La présente affaire, toutefois, soulève cette question dans un contexte plutôt particulier : la personne alléguant une violation de ses droits de la personnalité n’a pas été nommée dans la publication en cause. Néanmoins, il semblerait qu’en vertu de la jurisprudence nationale en son état actuel, les droits de la personnalité des ressortissants polonais comprennent la protection de leur identité et de leur dignité nationales ainsi que le respect de la vérité sur l’histoire de la nation polonaise. De surcroît, dans des cas comme en l’espèce, il semble que les droits de la personnalité des survivants polonais des camps d’extermination nazis soient considérés comme atteints par de telles déclarations.

II. Le cadre juridique

A. Le droit de l’Union

4. Les considérants 15 et 16 du règlement (UE) nº 1215/2012 (3) sont rédigés comme suit :

« (15) Les règles de compétence devraient présenter un haut degré de prévisibilité et s’articuler autour de la compétence de principe du domicile du défendeur. Cette compétence devrait toujours être disponible, sauf dans quelques cas bien déterminés où la matière en litige ou l’autonomie des parties justifie un autre critère de rattachement. […]

(16) Le for du domicile du défendeur devrait être complété par d’autres fors autorisés en raison du lien étroit entre la juridiction et le litige ou en vue de faciliter la bonne administration de la justice. L’existence d’un lien étroit devrait garantir la sécurité juridique et éviter la possibilité que le défendeur soit attrait devant une juridiction d’un État membre qu’il ne pouvait pas raisonnablement prévoir. Cet aspect est important, en particulier dans les litiges concernant les obligations non contractuelles résultant d’atteintes à la vie privée et aux droits de la personnalité, notamment la diffamation. »

5. L’article 4, paragraphe 1, du règlement nº 1215/2012 dispose que : « Sous réserve du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre. »

6. L’article 5, paragraphe 1, du règlement prévoit que : « Les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre ne peuvent être attraites devant les juridictions d’un autre État membre qu’en vertu des règles énoncées aux sections 2 à 7 du présent chapitre. »

7. L’article 7, qui relève du chapitre II, section 2 (intitulée « Compétences spéciales »), de ce même règlement, énonce que :

« Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite dans un autre État membre :

[…]

2) en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire ».

B. Le droit polonais

8. Comme le gouvernement polonais l’a expliqué dans ses observations écrites, les articles 23 et 24 du code civil polonais protègent un éventail large de droits de la personnalité. L’article 23 contient une liste non exhaustive des aspects des droits de la personnalité qui peuvent être protégés en vertu de cette disposition. Cette liste ne mentionne pas expressément l’identité et la dignité nationales ou le droit au respect de la vérité sur l’histoire de la nation polonaise. Le gouvernement polonais cite toutefois de nombreux exemples de jurisprudence nationale confirmant que ces trois aspects sont aujourd’hui compris dans le champ d’application des droits de la personnalité visés à l’article 23 du code civil polonais tel qu’interprété par les juridictions polonaises (4).

9. Selon le gouvernement polonais, les atteintes à ces droits peuvent prendre la forme d’attaques individuelles ou de déclarations concernant un nombre plus important de personnes, y compris la nation dans son ensemble. Pour introduire un recours fondé sur une telle déclaration, le demandeur doit démontrer qu’il a été individuellement affecté par la déclaration en question. Un tel impact sur les particuliers a été confirmé, notamment, dans le cas d’anciens prisonniers des camps d’extermination nazis, lesquels peuvent invoquer une violation de leurs droits de la personnalité à l’encontre des descriptions de ces camps utilisant l’adjectif « polonais ». Selon la jurisprudence nationale, l’utilisation d’un tel adjectif fait peser la culpabilité de l’existence même des camps d’extermination sur un groupe de personnes qui étaient elles‑mêmes prisonnières de ces camps, suggérant ainsi que les victimes étaient en fait les bourreaux.

10. Par conséquent, comme la juridiction de renvoi l’a confirmé, en substance, en exposant les raisons pour lesquelles elle formulait une demande de décision préjudicielle (5), les droits de la personnalité des ressortissants polonais comprennent, conformément à la jurisprudence nationale, la protection de leur identité et de leur dignité nationales et le droit au respect de la vérité sur l’histoire de la nation polonaise. À cet égard, les droits des survivants polonais des camps d’extermination nazis sont considérés comme étant affectés par des déclarations incorrectes concernant les camps d’extermination nazis. En tant que telles, ces personnes sont considérées comme ayant le droit d’introduire un recours en vertu du droit national dans une affaire telle que celle au principal.

III. Les faits, la procédure au principal et les questions préjudicielles

11. Le requérant au principal est un ressortissant polonais résidant à Varsovie. Il a été prisonnier à Auschwitz pendant la Seconde Guerre mondiale. Il mène à présent des activités visant à préserver le souvenir des victimes de crimes commis par l’Allemagne nazie contre les ressortissants polonais pendant la Seconde Guerre mondiale. Ces activités incluent, entre autres, la participation à des rencontres ayant un but éducatif.

12. La défenderesse au principal, Mittelbayerischer Verlag KG, est une personne morale établie à Ratisbonne (Allemagne). Elle publie un journal régional en langue allemande sur son site Internet www.mittelbayerische.de, lequel est bien sûr également accessible depuis d’autres pays, dont la Pologne.

13. Le 15 avril 2017, un article intitulé « Ein Kämpfer und sein zweites Leben » (Un combattant et sa deuxième vie) a été publié sur ce site. Il raconte le destin de M. Israël Offman, juif survivant de l’Holocauste, né à Częstochowa (Pologne). Il a été incarcéré dans des camps à Bliżyn et Auschwitz-Birkenau, Sachsenhausen et Dachau, et a travaillé comme travailleur forcé à Leonberg et Plattling. Après la Seconde Guerre mondiale, il s’est finalement installé de manière permanente en Allemagne. L’article commence par une histoire racontant comment, en 1961, après la naissance du troisième enfant, une fille, de M. Offman, un officier d’état civil de Niederbayern (Basse-Bavière, Allemagne) a refusé d’enregistrer le nom que les parents avaient choisi pour leur fille ‑ Faya. L’officier d’état civil a déclaré que ce nom avait une consonance trop étrangère et ne pouvait pas être prononcé en allemand. L’article explique que les parents voulaient appeler leur fille Faya car tel était le nom de la sœur de M. Offman, qui, comme cela figurait dans le texte original de l’article, « a été assassinée dans le camp d’extermination polonais de Treblinka ».

14. Comme le relève la juridiction de renvoi, c’est un fait historique que le camp de Treblinka était un camp d’extermination nazi allemand construit sur le territoire de la Pologne occupée pendant la Seconde Guerre mondiale.

15. Il ressort de l’ordonnance de renvoi que l’expression originale « camp d’extermination polonais de Treblinka » n’a été disponible sur le site Internet que pendant quelques heures, apparemment de 5 heures du matin, le 15 avril 2017, lorsque l’article entier a été publié sur Internet, jusqu’à environ 13 h 40 le même jour, lorsque suite à une intervention par courrier électronique du consulat de Pologne à Munich (Allemagne), l’expression en cause a été remplacée par ce qui suit : « a été assassinée par les nazis dans le camp d’extermination nazi allemand de Treblinka, sis en Pologne occupée ». Une note de bas de page dans l’article...

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