Flaminio Costa v E.N.E.L.

JurisdictionEuropean Union
ECLIECLI:EU:C:1964:51
Docket Number6-64
Celex Number61964CC0006
CourtCourt of Justice (European Union)
Procedure TypeReference for a preliminary ruling
Date25 June 1964
61964C0006

Conclusions de l'avocat général

M. MAURICE LAGRANGE

25 juin 1964

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

La question préjudicielle dont vous êtes saisis par application de l'article 177 du traité C.E.E. n'émane pas, pour une fois, d'une juridiction néerlandaise, mais d'un juge italien, et il ne s'agit plus de sécurité sociale ni du règlement no 3, mais bien d'un certain nombre de dispositions du traité lui-même, dont l'interprétation vous est demandée dans des conditions telles qu'elle est susceptible de mettre en cause les rapports constitutionnels entre la Communauté économique européenne et les États membres de cette Communauté. C'est assez dire l'importance de l'arrêt que vous êtes appelés à rendre dans cette affaire.

Vous connaissez les faits: M. Costa, avocat à Milan, prétend ne pas être redevable du montant d'une facture, s'élevant à 1.925 lires, qui lui a été réclamée pour fourniture d'électricité par l'«Ente nazionale per l'energia elettrica», ou E.N.E.L. Il a porté sa contestation devant le juge de paix, compétent en premier et dernier ressort à raison du chiffre de la demande, en faisant valoir que la loi du 6 décembre 1962, portant nationalisation de l'industrie électrique en Italie, était contraire à un certain nombre de dispositions du traité de Rome et inconstitutionnelle. A cet effet, il a demandé — et obtenu — le renvoi de l'affaire, à titre préjudiciel, d'une part, devant la Cour constitutionnelle de la République italienne et, d'autre part, devant notre Cour par application de l'article 177 du traité.

I — Questions préalables

Deux questions préalables relatives à la validité de la saisine de notre Cour doivent être résolues.

A.

La première consiste à savoir si le juge de Milan vous a réellement saisis de questions relatives à l'interprétation du traité. En effet, le jugement, dans son dispositif, se borne à viser «l'allégation d'après laquelle la loi du 6 décembre 1962 et les décrets présidentiels pris en application de cette loi… violent les articles 102, 93, 53 et 37 du traité», et, en conséquence, à surseoir à statuer et à ordonner «la transmission d'une copie conforme du dossier à la Cour de justice de la Communauté économique européenne à Luxembourg».

Cependant, dans ses motifs, le jugement indique, d'une manière sommaire mais précise, en quoi la loi de nationalisation pourrait constituer une violation de chacun des articles considérée du traité C.E.E. et, par suite, être incompatible avec le traité. Nous pensons, dans ces conditions, que la Cour peut et doit faire l'effort nécessaire pour dégager des quatre difficultés ainsi exposées ce qui a trait à l'interprétation des textes visés. Vous avez déjà consenti de tels efforts dans d'autres litiges en vue de permettre au juge national de statuer dans les limites de sa compétence, tout en demeurant dans la sphère de la vôtre, ce qui est, après tout, assez normal étant donné que l'interprétation abstraite des textes du traité ou des règlements communautaires est toujours donnée par rapport au cas concret faisant l'objet du litige. Il convient seulement — et c'est là un danger que l'on commence à apercevoir à mesure que les affaires de l'article 177 se multiplient — d'éviter que la Cour, sous couleur d'interprétation, se substitue plus ou moins au juge national, lequel, ne l'oublions pas, reste compétent pour appliquer le traité et les règlements communautaires, incorporés dans la législation interne par l'effet de la ratification: la délimitation de la frontière entre l'application et l'interprétation est certainement un des problèmes les plus délicats que pose le maniement de l'article 177 et il l'est d'autant plus que cette frontière est celle de la compétence respective de la juridiction communautaire et des juridictions nationales, qu'aucun juge n'a reçu la mission de régler en cas de conflit. Or, il est évident qu'un conflit entre la Cour de justice et les plus hautes instances nationales pourrait être de nature à ébranler de façon sérieuse le système de contrôle juridictionnel institué par le traité qui repose sur une collaboration nécessaire, et souvent même organique, entre les deux ordres de juridiction.

B.

Cela nous amène à l'examen de la deuxième question préalable, qui a précisément trait aux difficultés d'ordre constitutionnel auxquelles nous venons de faire allusion.

Dans ses observations, le gouvernement italien conclut à l'irrecevabilité absolue de la question qui vous est soumise par le juge de paix de Milan parce que, dit-il, cette question n'est pas, ainsi que le veut l'article 177, la prémisse du syllogisme juridique que ce juge doit normalement formuler pour trancher le litige pendant devant lui. Dans le litige en question, le juge ne doit appliquer qu'une loi interne de l'État italien, et pas plus qu'il n'y a lieu à application, il n'y a lieu à interprétation du traité de Rome. Le gouvernement italien s'exprime en ces termes:

«Dans notre cas, le juge n'a aucune disposition du traité de Rome à appliquer et il ne peut donc avoir sur l'interprétation du traité aucun des doutes qui sont clairement prévus à l'article 177 du traité; il ne doit appliquer que la loi interne (celle précisément sur l'E.N.E.L.) qui a réglé la matière soumise à son examen.»

D'autre part, poursuit le gouvernement italien, l'examen de l'éventuelle violation par un État membre, au moyen d'une loi interne, de ses obligations communautaires ne peut se faire que par la procédure des articles 169 et 170 du traité, procédure dans laquelle n'interviennent pas les particuliers, même indirectement:

«… les normes de loi restent en vigueur même après l'arrêt de la Cour, jusqu'à ce que l'État, pour obtempérer à l'obligation générale prévue à l'article 5, prenne les mesures conformes à l'exécution de l'arrêt».

Messieurs, à cette exception d'«irrecevabilité absolue», peut-être suffirait-il d'opposer votre jurisprudence d'après laquelle la Cour de justice n'a pas à se faire juge des considérations par lesquelles le juge national a estimé devoir vous saisir d'une question préjudicielle: il suffit que vous constatiez qu'il s'agit bien d'une question relevant de l'article 177, c'est-à-dire ayant trait à l'interprétation du traité ou à l'interprétation ou la validité d'un règlement communautaire, pour laquelle l'article 177 attribue compétence à la Cour.

On peut toutefois se demander si cette jurisprudence, en elle-même fort sage et fondée sur l'entier respect que la Cour entend observer à l'égard de la compétence des juges nationaux, doit être appliquée sans aucune limite ni réserve d'aucune sorte, par exemple dans des cas où la question posée serait manifestement sans aucun rapport avec le litige au principal: faudrait-il en pareil cas que la Cour se croit tenue de donner une interprétation abstraite du traité qui se présenterait dans ces conditions comme une prise de position purement doctrinale, sans aucun lien avec la solution d'un litige, alors que cette interprétation pourrait porter sur des questions de grande importance ou susceptibles de créer de graves conflits avec les juridictions nationales? Il est permis d'avoir des doutes à cet égard. C'est pourquoi, en vue de dissiper toute équivoque et dans l'espoir précisément d'éviter un conflit de la nature de ceux que nous évoquons, nous pensons devoir nous expliquer aussi clairement que possible sur les objections du gouvernement italien.

Nous devons d'abord écarter la seconde objection, celle qui est tirée de ce que la violation du traité, résultant d'une loi interne postérieure à sa mise en vigueur et qui lui est contraire, ne relèverait que de la procédure de constatation des manquements des États membres édictée aux articles 169 à 171, procédure qui n'est pas ouverte aux particuliers et qui laisse subsister la loi jusqu'à ce qu'elle ait été éventuellement abrogée à la suite d'un arrêt de la Cour constatant son incompatibilité avec le traité. En effet, le probème n'est pas là: le problème est celui de la coexistence de deux normes juridiques contraires (par hypothèse) et également applicables dans l'ordre interne, l'une émanant du traité ou des Institutions de la Communauté, l'autre des instances nationales: laquelle doit prévaloir tant qu'il n'a pas été mis fin à la contrariété? Telle est la question.

Sans vouloir faire appel à des conceptions doctrinales, trop sujettes à controverse, sur la nature des Communautés européennes, ni prendre parti entre «l'Europe fédérale» et «l'Europe des patries», ou entre le «supranational» et l'«international», le juge (c'est son rôle) ne peut que considérer le traité tel qu'il est. Or — c'est là une simple constatation — le traité instituant la C.E.E., comme les deux autres traités dits européens, crée un ordre juridique propre, distinct de l'ordre juridique de chacun des États membres, mais qui s'y substitue partiellement selon des règles précises édictées par le traité lui-même et qui consistent dans des transferts de compétence consentis à des institutions communes.

Pour nous en tenir à la question des normes, il est universellement admis que le traité C.E.E., bien que dans une bien moindre mesure que le traité C.E.C.A., contient un certain nombre de dispositions qui, tant par leur nature que par leur objet, sont directement applicables dans l'ordre juridique interne, où elles ont été «reçues» par l'effet de la ratification (phénomène qui n'est d'ailleurs pas propre aux traités européens). C'est ainsi que vous avez été vous-mêmes amenés à reconnaître ce caractère «self-executing», selon l'expression consacrée, à l'article 12 et à l'article 31 en précisant qu'il s'agissait là de dispositions produisant des effets immédiats et engendrant des droits individuels que les juridictions internes doivent sauvegarder. Quant aux dispositions qui n'ont pas un tel effet direct, elles pénètrent dans l'ordre juridique interne de deux manières différentes, selon que les organes exécutifs de la Communauté...

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