Opinion of Advocate General Richard de la Tour delivered on 20 April 2023.

JurisdictionEuropean Union
ECLIECLI:EU:C:2023:314
Date20 April 2023
Celex Number62021CC0621
CourtCourt of Justice (European Union)

Édition provisoire

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. JEAN RICHARD DE LA TOUR

présentées le 20 avril 2023 (1)

Affaire C621/21

WS

contre

Intervyuirasht organ na Darzhavna agentsia za bezhantsite pri Ministerskia savet

en présence de

Predstavitelstvo na Varhovnia komisar na Organizatsiyata na obedinenite natsii za bezhantsite v Bulgaria

[demande de décision préjudicielle formée par l’Administrativen sad Sofia-grad (tribunal administratif de la ville de Sofia, Bulgarie)]

« Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Directive 2011/95/UE – Normes relatives à l’octroi d’une protection internationale et au contenu d’une telle protection – Ressortissante de pays tiers exposée à un risque d’être victime d’un crime d’honneur, d’un mariage forcé ou de violences domestiques de la part d’acteurs non étatiques en cas de retour dans son pays d’origine – Conditions d’octroi du statut de réfugié – Article 9, paragraphe 3 – Établissement d’un lien de causalité entre le motif de la persécution et l’absence de protection du pays d’origine – Article 10, paragraphe 1, sous d) – Établissement de l’appartenance à un “certain groupe social” en raison du genre du demandeur – Conditions d’octroi de la protection subsidiaire – Notion d’“atteintes graves” – Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (convention d’Istanbul) »






I. Introduction

1. La question des actes de violence envers les femmes dans le cadre familial est devenue une préoccupation majeure de nos sociétés après avoir longtemps été sous-estimée par les autorités quant à la gravité et aux conséquences de tels actes. Les homicides envers les femmes dans le cercle familial, appelés désormais « féminicides » dans le langage courant, ont été publiquement dénoncés. Les pouvoirs publics ont pris conscience de la nécessité de mieux protéger les femmes victimes de violences dans leur entourage familial et de faire preuve de plus de sévérité à l’égard des auteurs de ces violences. Cette protection qui doit être assurée à l’intérieur d’un État doit-elle être également accordée aux femmes qui ont fui leur pays et qui ne peuvent ou ne souhaitent y retourner de crainte de subir des violences au sein du cercle familial ? Plus précisément, les femmes confrontées à une telle situation peuvent-elle se voir reconnaître le statut de réfugié, au sens de l’article 2, sous e), de la directive 2011/95/UE (2) ? À défaut de se voir reconnaître un tel statut, dans quelle mesure des actes de violence fondés sur le genre, commis à l’égard d’une ressortissante de pays tiers dans le cercle restreint de sa vie familiale, peuvent-ils justifier l’octroi d’une protection subsidiaire au sens de l’article 2, sous g), de cette directive ?

2. Dans l’affaire qui est soumise à la Cour, l’Administrativen sad Sofia-grad (tribunal administratif de la ville de Sofia, Bulgarie) a des doutes quant à la possibilité et, le cas échéant, au type de protection internationale qu’il convient d’accorder à une ressortissante turque, d’origine kurde, compte tenu, d’une part, de la nature des actes de violence auxquels celle-ci risque d’être exposée si elle retourne dans son pays d’origine. Ces actes pourraient consister en de la violence dans le cercle familial, voire un crime d’honneur, ou encore en un mariage forcé. D’autre part, il doit également être tenu compte des circonstances dans lesquelles lesdits actes sont commis, c’est-à-dire par des acteurs non étatiques (3).

3. Cette question reflète les préoccupations – que l’on trouve par ailleurs exprimées dans les observations déposées dans la présente affaire – de ceux qui considèrent que le statut de réfugié ne peut être octroyé à toutes les femmes victimes de violences domestiques, tant il s’agit d’un problème commun à tous les États, et de ceux qui regrettent, en revanche, que la protection subsidiaire ne soit qu’une protection accordée « par défaut » à ces femmes, induisant ainsi la non-reconnaissance des motifs de persécutions liées au genre, y compris celles fondées sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre.

4. Dans ses conclusions dans l’affaire État belge (Droit de séjour en cas de violence domestique) (4), l’avocat général Szpunar soulignait l’impérieuse nécessité de ne pas sous-estimer l’importance juridique, politique et sociale de la reconnaissance de la gravité du problème de la violence domestique et des évolutions récentes de la réglementation de l’Union en matière de protection des victimes (5). De manière presque simultanée, l’avocat général Hogan constatait toutefois dans ses conclusions dans l’avis 1/19 (Convention d’Istanbul) (6) que, « [e]n l’état actuel des choses, le droit de l’Union ne prévoit pas, de manière générale, l’obligation de considérer la violence à l’égard des femmes comme étant une forme de persécution permettant d’obtenir le statut de réfugié » (7).

5. La question se pose aujourd’hui sous un angle différent puisqu’elle s’inscrit dans le cadre d’une situation individuelle.

6. En premier lieu, la Cour devra déterminer les conditions dans lesquelles une ressortissante de pays tiers, qui risque d’être victime d’un crime d’honneur ou d’un mariage forcé ainsi que d’être exposée à des actes de violence domestique une fois de retour dans son pays d’origine, pourrait être considérée comme craignant avec raison d’être persécutée du fait de son appartenance à un « certain groupe social » et se voir octroyer le statut de réfugié [article 10, paragraphe 1, sous d), de la directive 2011/95].

7. En deuxième lieu, la Cour devra préciser les conditions dans lesquelles l’autorité nationale compétente doit établir, dans un cas où les violences sont commises par un acteur non étatique, un lien de causalité entre le motif de la persécution, à savoir l’appartenance à un certain groupe social, et l’absence de protection dans le pays d’origine (article 9, paragraphe 3, de cette directive).

8. En troisième et dernier lieu, la Cour devra examiner la mesure dans laquelle le statut conféré par la protection subsidiaire pourrait être octroyé à une telle personne. Dans ce contexte, il lui appartiendra de déterminer les conditions dans lesquelles les actes de violence ci-dessus décrits pourraient être qualifiés d’« atteintes graves » au sens de l’article 15 de ladite directive en tant soit qu’ils menaceraient gravement la vie de cette personne, soit qu’ils constitueraient un traitement inhumain ou dégradant.

II. Le cadre juridique

A. Le droit international

1. La convention de Genève

9. L’article 1er, section A, paragraphe 2, premier alinéa, de la convention relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951 (8), dispose que le terme « réfugié » s’appliquera à toute personne qui, « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ».

2. La CEDEF

10. La convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (ci-après la « CEDEF ») (9), à laquelle l’Union n’est pas partie, dispose, à son article 1er :

« [L]’expression “discrimination à l’égard des femmes” vise toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le sexe qui a pour effet ou pour but de compromettre ou de détruire la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice par les femmes, quel que soit leur état matrimonial, sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel et civil ou dans tout autre domaine. »

11. L’article 5, sous a), de cette convention indique :

« Les États parties prennent toutes les mesures appropriées pour :

a) Modifier les schémas et modèles de comportement socio-culturel de l’homme et de la femme en vue de parvenir à l’élimination des préjugés et des pratiques coutumières, ou de tout autre type, qui sont fondés sur l’idée de l’infériorité ou de la supériorité de l’un ou l’autre sexe ou d’un rôle stéréotypé des hommes et des femmes. »

12. Ladite convention a été complétée par la recommandation générale nº 19 du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (10), intitulée « Violence à l’égard des femmes », laquelle dispose, à son paragraphe 6 :

« L’article premier de la [CEDEF] définit la discrimination à l’égard des femmes. Cette définition inclut la violence fondée sur le sexe, c’est-à-dire la violence exercée contre une femme parce qu’elle est une femme ou qui touche spécialement la femme. Elle englobe les actes qui infligent des tourments ou des souffrances d’ordre physique, mental ou sexuel, la menace de tels actes, la contrainte ou autres privations de liberté [...] »

13. Cette recommandation a été actualisée en 2017 par la recommandation générale nº 35 sur la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre (11), laquelle prévoit, à ses paragraphes 10 et 16 :

« 10. Le Comité [pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes] considère que la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre est l’un des moyens sociaux, politiques et économiques fondamentaux par lesquels sont entretenus la subordination des femmes par rapport aux hommes et leurs rôles stéréotypés [...]

[...]

16. La violence à l’égard des femmes fondée sur le genre peut être assimilée à une torture ou à un traitement cruel, inhumain ou dégradant dans certaines circonstances, notamment lorsqu’il s’agit de viols, de violences domestiques ou d’autres pratiques préjudiciables [...] »

14. En outre, la CEDEF a été complétée par la déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes (12), dont l’article 2 dispose :

« La violence à l’égard des femmes s’entend comme englobant, sans y être limitée, les formes de violence...

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