La confiance mutuelle sous pression dans le cadre du transfert de personnes condamnées au sein de l’Union Européenne

Date05 November 2018
Year2018
AuthorDr. Tony Marguery
Pages44
DOIhttps://doi.org/10.30709/eucrim-2018-019
I. Introduction*

Au sein de l’Union Européenne (UE) et, en particulier, dans les domaines de compétence de l’Espace de Liberté, de Sécurité et de Justice (ELSJ),1 les relations entre États membres sont basées sur l’existence d’une confiance mutuelle. Cette confiance existe car tous les États membres sont censés partager un ensemble de valeurs énumérées à l’article 2 du Traité sur l’Union Européenne (TUE) de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'État de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités.2 Le respect pour les droits de l’homme, plus particulièrement, est censé être équivalent dans toute l’Union en raison de la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne (la Charte) qui a force obligatoire pour tous les États membres dès lors qu’ils agissent dans le cadre du droit de l’Union et, dans les autres cas,3 de la Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme (CEDH) à laquelle tous les État membres sont partis.

Toutefois, l’équivalence dans le respect des droits de l’homme existe peut-être sur le papier, mais il en va tout autre en pratique. D’une manière générale, ainsi que le rappelle le Préambule de la Charte, l’Union place la personne au cœur de son action en instituant la citoyenneté de l’Union et en créant un espace de liberté, de sécurité et de justice. Il est donc de la nature même de l’Union que l’intérêt de l’individu soit concrètement et adéquatement protégé lors de la mise en œuvre, par les États membres des politiques Européennes en matière de lutte contre le crime et de protection des droits fondamentaux. C’est en gardant cet objectif présent à l’esprit qu’a été entreprise la recherche dont les résultats furent publiés en janvier 2018 sous le titre « Mutual Trust under Pressure, the Transferring of Sentenced Persons in the EU. Transfer of Judgments of Conviction in the European Union and the Respect for Individual’s Fundamental Rights ».4 Cette recherche, cofinancée par la Commission Européenne, a été conduite sous l’égide de l’Université d’Utrecht dans cinq pays membres de l’UE, à savoir l’Italie, la Pologne, la Roumanie, la Suède et les Pays-Bas.5 Son objectif était, dans ces cinq pays, d’analyser les conséquences concrètes de la jurisprudence Aranyosi et Căldăraru et, plus généralement, du respect des droits fondamentaux de l’individu dans le cadre des opérations de transfert de prisonniers en application du principe de reconnaissance mutuelle.

Ce court article a pour but de faire état de certains résultats obtenus au terme de cette recherche. A cette fin, il sera nécessaire, premièrement, de rappeler le champ d’application du principe de confiance mutuelle dans le cadre du transfert de prisonniers au sein de l’Union ; puis, dans un second temps, de résumer les principaux résultats de la recherches entreprises. Finalement, la conclusion s’aventurera sur de possibles pistes de réflexion pour répondre à la crise de confiance que traverse actuellement la coopération pénale, voire la construction européenne dans son ensemble.

II. Conditions de détention et confiance mutuelle

Dans le domaine pénal, la confiance mutuelle est nécessaire afin de faciliter la libre circulation des décisions judiciaires et de compenser l’absence de frontières et la liberté de circulation des personnes dans l’Union. Elle a permis la mise en œuvre du principe de reconnaissance mutuelle qui régit la coopération pénale et la lutte contre le crime.6 Ce dernier principe oblige les autorités d’un État membre (autorité d’exécution), qui reçoivent une décision judiciaire prise par les autorités d’un autre État membre (autorité d’émission), à reconnaître cette décision et à l’exécuter. En sus de la Charte, un ensemble de garanties procédurales fondamentales ont été imposées aux États membres pour assurer le bon fonctionnement de la reconnaissance mutuelle.7 Si d’aventure il existait un doute quant à la conformité de cette décision avec les droits fondamentaux de l’individu qu’elle affecte, celui-ci devrait se retourner contre les autorités d’émission de la décision. Les seules exceptions au principe qui permettent un contrôle de la décision étrangère par l’autorité d’exécution sont restrictivement énumérées et doivent être interprétées de manière stricte.8 Autrement dit, les autorités d’exécution du pays A qui reçoivent une décision prise par le pays B ont une obligation, au sens du droit de l’Union, de considérer cette décision comme un ‘produit’ de fabrique quasi nationale. Ainsi, il est interdit aux autorités d’exécution, non seulement de vérifier si l’autre État membre, sauf dans des cas exceptionnels,9 a effectivement respecté, dans un cas concret, les droits fondamentaux de l’UE, mais encore, lorsqu’un contrôle est autorisé, d’exiger de cet État un niveau de protection national des droits fondamentaux plus élevé que celui de l’UE.10 Il va sans dire que la confiance mutuelle pèse particulièrement lourd sur les épaules des juges nationaux qui peuvent se sentir relégués à l’état de simple «juge enregistreurs» – contrôleurs de la forme des décisions sans pouvoir de contrôle sur le fond. Le poids est d’autant plus lourd à porter que la reconnaissance mutuelle peut avoir pour conséquence le transfert d’une personne vers un autre État où elle sera détenue dans des conditions contraires à l’interdiction de la torture protégée par l’article 4 de la Charte correspondant à l’article 3 de la CEDH.

Compte tenu du caractère absolu de ce droit et du lien privilégié qu’il entretient avec le droit à la dignité humaine, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) a autorisé un renversement de la présomption de confiance mutuelle lorsqu’il existe un risque réel de violation de l’article 4 de la Charte. En particulier, le 5 avril 2016, dans les affaires jointes Pál Aranyosi et Robert Căldăraru, la CJUE a rendu une décision capitale pour l’avenir de la coopération judiciaire en matière pénale dans l’Union Européenne.11 Étendant sa jurisprudence en matière d’asile12 au domaine pénal, et plus particulièrement, à celui du mandat d’arrêt Européen (MAE), la CJUE a décidé qu’une autorité judiciaire chargée de l’exécution d’un tel mandat ne pouvait pas remettre vers un autre État membre une personne suspectée de la commission d’une infraction pénale, ou déjà condamnée à une peine d’emprisonnement, sans être certaine que cette remise ne conduirait pas à un traitement inhumain ou dégradant de cette personne au sens de l’article 4.13 La décision prise dans les affaires Aranyosi et Căldăraru permet au juge de l’exécution de retarder le transfert de la personne requise tant qu’il n’a pas de certitude que cette personne sera détenue dans une prison conforme aux exigences minimums de dignité humaine.

Le contrôle se fait en deux étapes : Premièrement, le juge doit être en possession « d’éléments objectifs, fiables, précis et dûment actualisés sur les conditions de détention qui prévalent dans l’État membre d’émission et démontrant la réalité de défaillances soit systémiques ou généralisées, soit touchant certains groupes de personnes, soit encore certains centres de détention ».14 En second lieu, il doit apprécier « de manière concrète et précise, s’il existe des motifs sérieux et avérés de croire que la personne concernée courra ce risque en raison des conditions de sa détention envisagées dans l’État membre d’émission ».15 Afin d’écarter tout doute, il lui est demandé de s’informer auprès des autorités d’émission sur le lieu et les conditions précises de détention prévues pour la personne requise.16 De manière ultime, si ce juge n’obtient pas cette certitude dans un délai raisonnable, il lui est permis de mettre fin à la procédure de remise du MAE.17

Cette décision était attendue dans la mesure où contrairement à ce qu’une lecture « sur papier » du principe de confiance mutuelle laisse suggérer, le respect des droits fondamentaux au sein de l’UE n’est, en pratique, certainement pas parfait. Nombreux sont les pays où les prisons souffrent de défaillances systématiques contraires aux droits de l’homme et dénoncées régulièrement par les organes du Conseil de l’Europe18 ou les jugements pilotes de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (la Cour Européenne).19 Le jugement Aranyosi et Căldăraru a apaisé certains doutes des autorités d’exécution en ce qui concerne le respect futur du droit à ne pas souffrir d’un traitement dégradant.

Mais qu’en est-il, par exemple, des situations où le juge s’inquiète de la validité même de la décision étrangère au regard du droit à un procès équitable ? Doit-il accepter toute décision au nom de la confiance mutuelle même lorsque le procès qui l’a précédé semble entaché de violations graves de ce droit ? Qu’en est-il du droit au respect de la vie privée auquel la décision de transfert peut sérieusement porter atteinte ? Par ailleurs, quelle sont les conséquences pratiques d’un renversement du principe de confiance mutuelle sur l’obligation de transmettre un jugement de condamnation pénale, voire une personne condamnée, dans le cadre d’autres procédures que le MAE ? Ainsi comment le respect des droits fondamentaux influence-t-il la mise en œuvre de la Décision Cadre 2008/909 concernant l’application du principe de reconnaissance mutuelle aux jugements en matière pénale prononçant des peines ou des mesures privatives de liberté aux fins de leur exécution ou la Décision Cadre 2008/947 concernant l’application du principe de reconnaissance mutuelle aux jugements et aux décisions de probation aux fins de la surveillance des mesures de probation et des peines de substitution ?20

III. De l’impact pratique de la jurisprudence Aranyosi et Căldăraru en Italie, Pologne, Roumanie, Suède et aux Pays-Bas 1. Le cadre de la recherche

C’est dans le but de répondre à ces questions, que la recherche précitée dans l’introduction a été mise en place afin non seulement de faire une analyse légale...

To continue reading

Request your trial

VLEX uses login cookies to provide you with a better browsing experience. If you click on 'Accept' or continue browsing this site we consider that you accept our cookie policy. ACCEPT