La coopération pénale entre la Suisse et les États membres de l’Union européenne en matière de blanchiment d’argent

Date03 May 2021
Year2021
AuthorFrancesca Bonzanigo MLaw,Prof. Dr. iur Maria Ludwiczak Glassey
Pages47
DOIhttps://doi.org/10.30709/eucrim-2021-013
I. Introduction

Pour combattre efficacement le blanchiment d’argent et ses infractions préalables, une forte coopération internationale en matière pénale s’impose. La Suisse détenant une place centrale dans les flux et les activités financières mondiales, elle est souvent sollicitée par les États étrangers, en particulier pour obtenir des pièces bancaires. Afin de garantir l’intégrité de sa place financière, la Suisse accorde une coopération judiciaire large en matière de blanchiment d’argent, ce pour autant que les demandes étrangères respectent les exigences du droit suisse de l’entraide internationale en matière pénale.

Cette contribution se propose d’exposer la manière dont les autorités suisses répondent aux demandes d’entraide judiciaire en matière de blanchiment d’argent provenant des États membres de l’Union européenne. Après une analyse du contenu de la demande étrangère sous l’angle de la double incrimination (II.), nous présenterons quelques aspects procéduraux helvétiques (III.), exposerons l’étendue de la transmission des pièces (IV.) et terminerons par expliquer l’utilisation que peut faire l’État requérant des pièces transmises (V.).

II. Les exigences liées à la double incrimination

Les demandes d’entraide en matière de blanchiment d’argent visent le plus souvent la remise de la documentation bancaire. Or, lorsque l’exécution d’une demande d’entraide implique l’utilisation de mesures de contrainte d’après le droit suisse (i.e. en particulier la remise de pièces à conviction, la perquisition, le séquestre ou même la levée du secret), son octroi est subordonné à la réalisation de la condition de la double incrimination (art. 64 al. 1 de la loi fédérale suisse sur l’entraide internationale en matière pénale (EIMP) cum art. 5 par. 1 let. a de la Convention européenne d’entraide judiciaire (CEEJ) et la déclaration y relative de la Suisse ; art. 18 par. 1 let. f de la Convention européenne relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime, CBl). La Suisse n’accordera ainsi l’entraide que si les faits fondant la demande sont constitutifs d’une infraction pénale aussi bien d’après le droit de l’État requérant que d’après le droit suisse.

En vertu de l’obligation de motivation résultant de l’art. 14 CEEJ, il appartient à l’autorité requérante d’exposer les faits de manière suffisamment complète pour permettre aux autorités suisses de se déterminer sur la réalisation de cette condition. L’autorité requérante n’a pas à apporter de preuve concrète des faits qu’elle avance, mais elle doit veiller à ce que sa demande ne contienne aucune contradiction ou erreur manifestes.1 Lui sera par ailleurs accordée la possibilité de compléter sa demande si celle-ci devait se révéler incomplète.2

De manière générale, en examinant la double incrimination, les autorités suisses ne procèderont en pratique pas à un examen du droit étranger ; si l’État requérant estime que les faits sont constitutifs d’une infraction d’après son droit, elles partiront du principe que tel est bien le cas, en application des principes de la confiance et de la bonne foi internationales.3 Les autorités suisses se limiteront donc à s’assurer que les faits exposés dans la demande correspondent aux éléments constitutifs d’une infraction réprimée par le droit suisse, susceptible de donner lieu à la coopération internationale.4

Il n’est pas nécessaire que les faits revêtent la même qualification juridique, qu’ils soient soumis aux mêmes conditions de punissabilité, qu’ils soient passibles des mêmes peines, ou encore que les conditions particulières en matière de culpabilité et de répression soient réalisées.5 La survenance de la prescription n’est pas non plus un élément propre à l’examen de la double incrimination.6 Il s’ensuit que la demande sera rejetée uniquement si l’on ne parvient pas à attribuer les faits à une infraction du droit suisse, ou encore si la demande porte sur des faits pour lesquels l’entraide est exclue (art. 2 let. a CEEJ cum art. 3 EIMP). En particulier, les autorités suisses n’entreront généralement7 pas en matière sur les demandes portant sur des infractions de nature fiscale, à l’exception de l’escroquerie fiscale (art. 3 al. 3 let. a EIMP)8 qui, contrairement au simple délit fiscal, implique l’usage de faux.

L’infraction de blanchiment d’argent a la particularité d’être liée à la réalisation d’une infraction préalable qui, en droit suisse, devra être un crime ou une infraction fiscale qualifiée (art. 305bis ch. 1 du Code pénal suisse, CPS). Si l’Etat requérant a connaissance de cette infraction principale, il devra la mentionner dans sa demande et, lors de l’analyse de la double incrimination, l’autorité suisse vérifiera que celle-ci constitue bien un crime ou un délit fiscal qualifié au sens du droit suisse.9 Le crime est défini à l’art. 10 al. 2 CPS10 comme une infraction passible d’une peine privative de liberté de plus de trois ans. Par conséquent, ce n’est que si l’infraction préalable retenue est passible d’une telle peine que la Suisse coopérera en matière de blanchiment d’argent. Lorsque l’Accord de coopération entre la Communauté européenne et ses États membres, d’une part, et la Confédération suisse, d’autre part, pour lutter contre la fraude et toute autre activité illégale portant atteinte à leurs intérêts financiers (AAF) trouve application, ce seuil de coopération est allégé, l’art. 2 § 3 AAF prévoyant que l’Accord s’applique également au blanchiment du produit des activités couvertes pour autant qu’elles soient punissables selon le droit des deux parties d’une peine privative de liberté ou d’une mesure de sûreté restreignant la liberté d’un maximum de plus de six mois.

Pour ce qui est du délit fiscal qualifié, il s’agit d’une notion propre à la disposition sur le blanchiment d’argent, définie à l’art. 305bis ch. 1bis CPS. Les infractions de nature fiscale mentionnées dans cette disposition demeurent des formes d’escroquerie fiscale et n’élargissent donc théoriquement pas la coopération accordée par la Suisse dans le domaine fiscal.11 Cependant, d’après la pratique du Tribunal pénal fédéral suisse (TPF), la double incrimination en matière de délit fiscal qualifié préalable au blanchiment d’argent est interprétée largement.12 Dans une affaire d’entraide avec le Canada, le TPF a en effet considéré que des « auto-prêts » ayant soustrait au fisc canadien un montant de plus de CAD 12'000'000.- (dépassant les CHF 300'000.- requis à l’art. 305bis ch. 1bis CPS) constituaient un délit préalable au blanchiment d’argent sous la forme du délit fiscal qualifié, sans examiner de manière approfondie si des faux avaient effectivement été utilisés.13

Si l’État requérant ignore en revanche la qualification de l’infraction principale mais suspecte uniquement l’origine délictueuse des fonds, sa demande pourra être admise si l’exposé des faits fait état de transactions inhabituelles pouvant objectivement être attribuables à des actes de blanchiment d’argent.14 Tel sera notamment le cas lorsque les opérations n’ont pas de justification apparente, ou encore lorsqu’auront été effectuées des transactions entre plusieurs sociétés réparties dans différents pays.15 Ne sera par contre pas suffisante une liste des personnes recherchées et des montants détournés, sans la moindre indication que les comptes sur lesquels la mesure est demandée ont effectivement un lien avec les fonds dont on soupçonne l’origine criminelle.16

III. Les aspects procéduraux 1. Réception de la demande et actes d’exécution

Les demandes d’entraide peuvent provenir des États membres de l’UE et, à terme, sans doute également du Parquet européen. Bien que souhaitable, ce n’est toutefois pas possible en l’état. Une révision de l’art. 1 EIMP a eu lieu,17 permettant sur le principe la coopération avec des entités non étatiques, mais elle doit être complétée par une ordonnance rendue par le pouvoir exécutif. Par ailleurs, l’AAF ne permet selon nous pas la coopération avec le Parquet européen, dans la mesure où il vise à compléter les dispositions de la CEEJ (art. 25 al. 1 AAF), à laquelle l’UE n’est pas partie.18

La demande peut être adressée au Ministère suisse de la justice, à savoir l’Office fédéral de la justice (art. 78 al. 1 EIMP) qui la transfèrera à l’autorité d’exécution (art. 79 EIMP), ou directement à l’autorité suisse d’exécution (art. 53 par. 1 de la Convention d’application de l’Accord de Schengen du 19 juin 1990 (CAAS)), pour autant que celle-ci puisse être identifiée. Afin de simplifier la tâche des autorités étrangères, un moteur de recherche ainsi qu’une liste des autorités suisses sont mis à disposition sur le site de l’administration fédérale.19

L’autorité d’exécution est en général un ministère public, soit cantonal soit le Ministère public de la Confédération (MPC20). La répartition a trait à l’objet de la demande mais aussi à l’existence ou non d’une procédure pénale interne parallèle, l’objectif étant une bonne administration de la justice et donc l’attribution à l’autorité qui sera en mesure de traiter la demande le plus efficacement, donc aussi le plus rapidement possible.

Une fois la demande en mains de l’autorité d’exécution, celle-ci procède à une brève analyse afin de déterminer si elle est complète ou s’il est nécessaire de requérir des compléments de la part de l’État requérant (art. 80o EIMP). Lorsque la demande porte sur des informations bancaires, l’exécution impliquera de s’adresser à la banque et requérir, au moyen d’un ordre de dépôt (art. 265 du Code de procédure pénale suisse), la remise de la documentation en question. La requête sera toutefois, généralement, plus large que ce qui ressort expressément de la demande. En pratique, lorsque l’autorité requérante indique s’intéresser à un virement intervenu sur le compte n° 1 à la banque A. en Suisse, l’ordre de dépôt visera en principe la documentation bancaire complète (i.e. y compris les documents d’ouverture –...

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