Land Oberösterreich v ČEZ as.

JurisdictionEuropean Union
Date11 January 2006
CourtCourt of Justice (European Union)


CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. Poiares Maduro

présentées le 11 janvier 2006 (1)

Affaire C-343/04

Land Oberösterreich

contre

ČEZ, as

[demande de décision préjudicielle formée par l’Oberster Gerichtshof (Autriche)]

«Interprétation de l’article 16, point 1, sous a), de la convention de Bruxelles – Compétence exclusive ‘en matière de droits réels immobiliers’ – Action visant à empêcher des nuisances causées à un domaine agricole et provenant d’une centrale nucléaire située dans un État non contractant»





1. On considère généralement que les situations simples de la vie quotidienne soulèvent des questions juridiques faciles à résoudre. Tel n’est pas le cas, toutefois, des relations de voisinage. Même si certains rapports entre voisins fournissent des exemples de fraternité qui justifient le proverbe «mon voisin près de moi vaut mieux que mon frère au loin» (2), il ne faut pas oublier que le voisinage, comme un illustre juriste l’a fait un jour remarquer, «reste surtout efficace dans l’enseignement de la fraternité négative: ne pas se nuire et se supporter», car le voisin est «celui qu’il est souvent plus difficile d’aimer, ou même de ne pas haïr, qu’un semblable très lointain» (3). Ainsi, les relations de voisinage donnent fréquemment lieu à des différends juridiques délicats et souvent passionnés.

2. Dans le cadre du présent renvoi préjudiciel formulé par l’Oberster Gerichtshof (Autriche), la Cour est confrontée à une situation claire et classique dans laquelle le propriétaire de biens immeubles cherche à faire cesser les prétendus effets exercés sur ses immeubles par des émissions émanant de terrains environnants. Le fait que les immeubles en cause ne sont pas tous les deux situés sur le territoire autrichien et que les prétendues émissions émanent d’une centrale nucléaire confère au présent litige un caractère transnational ainsi qu’un certain degré de complexité.

3. J’analyserai la présente affaire à la lumière de la convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (4), telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l’adhésion du Royaume de Danemark, de l’Irlande et du Royaume-Uni de Grande‑Bretagne et d’Irlande du Nord (5), par la convention du 25 octobre 1982 relative à l’adhésion de la République hellénique (6), par la convention du 26 mai 1989 relative à l’adhésion du Royaume d’Espagne et de la République portugaise (7) et par la convention du 29 novembre 1996 relative à l’adhésion de la République d’Autriche, de la République de Finlande et du Royaume de Suède (8) (ci-après la «convention de Bruxelles» ou la «convention»).

4. La question déférée à la Cour vise, en substance, à savoir si les juridictions de la République d’Autriche, où les immeubles prétendument affectés sont situés, sont compétentes pour connaître d’une telle action préventive en vertu de l’article 16, point 1, sous a), de la convention, relatif à la compétence «en matière de droits réels immobiliers».

I – Les faits du litige au principal, la législation applicable et les questions soumises à la Cour

5. La partie demanderesse – le Land Oberösterreich (ci-après la «partie demanderesse» ou le «Land Oberösterreich») – est propriétaire d’un terrain, situé dans le nord de la Haute-Autriche, qui est utilisé à des fins agricoles et notamment pour des expérimentations agronomiques concernant les cultures; une école agricole y est établie. La partie défenderesse est une entreprise tchèque de fourniture d’énergie, ČEZ as (ci-après «ČEZ»), qui exploite la centrale nucléaire de Temelin sur un terrain dont elle est propriétaire, situé à environ 60 km de la propriété de la partie demanderesse.

6. Le 31 juillet 2001, le Land Oberösterreich, agissant en tant que propriétaire des immeubles qu’il cherchait à protéger contre les prétendues nuisances, a introduit un recours contre ČEZ devant le Landesgericht Linz. La partie demanderesse concluait à titre principal à ce qu’il plaise au tribunal d’enjoindre à ČEZ de faire cesser les prétendus effets exercés sur les immeubles de la partie demanderesse par les émissions ionisantes émanant du terrain sur lequel est exploitée la centrale nucléaire de Temelin, dans la mesure où l’ampleur de ces effets excédait les incidences qu’aurait une centrale nucléaire exploitée selon l’état reconnu de la technique.

7. Elle a en outre présenté des demandes subsidiaires tendant essentiellement à obtenir la condamnation de la partie défenderesse à faire cesser le risque provoqué par les émissions ionisantes émanant de son terrain, dans la mesure où le risque excédait celui qui résulterait d’une centrale nucléaire exploitée selon l’état reconnu de la technique.

8. L’action a été intentée devant le Landesgericht Linz sur la base de l’article 364, paragraphe 2, du code civil autrichien (Allgemeines bürgerliches Gesetzbuch, ci‑après l’«ABGB»), qui dispose que: «[l]e propriétaire d’un immeuble peut interdire au voisin les effets provoqués depuis son fonds par les eaux usées, les fumées, les gaz, la chaleur, les odeurs, le bruit, les ébranlements et autres nuisances analogues, dans la mesure où ceux-ci excèdent le niveau habituel au regard des conditions locales et affectent notablement l’usage normal de l’immeuble. Le déversement direct est en tout état de cause illicite, sauf titre particulier».

9. Selon l’article 354 de l’ABGB, «[l]a propriété est le droit de disposer librement de la substance et des fruits d’un bien, et d’en exclure toute autre personne». En droit autrichien, une personne peut protéger ses biens contre des nuisances causées par des tiers en intentant une action négatoire, qui permet au demandeur de contester l’existence d’autres droits réels sur ses biens et de les protéger efficacement contre toute atteinte illicite. D’après la juridiction de renvoi, l’action visant à empêcher les nuisances («Immissionsabwehrklage») prévue à l’article 364, paragraphe 2, de l’ABGB doit être considérée comme un type d’action négatoire («Eigentumsfreiheitsklage») destinée à garantir qu’il n’est pas porté atteinte à la propriété de biens immeubles.

10. La partie demanderesse a soutenu devant le Landesgericht Linz que le rayonnement radioactif ou ionisant constitue une nuisance au sens de l’article 364, paragraphe 2, de l’ABGB et que la radioactivité qui émane de la centrale nucléaire fonctionnant à l’état expérimental et, en tout état de cause, la contamination radioactive des sols qui risque de survenir en cas de fonctionnement normal ou de dysfonctionnement excèdent le niveau local habituel et préjudicient durablement à l’usage normal que la partie demanderesse fait de la propriété à des fins d’habitation, d’enseignement et agricoles. Elle estimait en conséquence que les conditions permettant d’intenter une action visant à empêcher les nuisances devant le Landesgericht Linz sur la base de l’article 364, paragraphe 2, de l’ABGB étaient réunies et que le Landesgericht Linz était compétent en vertu de l’article 16, point 1, sous a), de la convention de Bruxelles.

11. L’article 16, point 1, sous a), de la convention de Bruxelles prévoit que les tribunaux de l’État contractant où l’immeuble est situé sont seuls compétents, sans considération de domicile, «en matière de droits réels immobiliers et de baux d’immeubles».

12. ČEZ a soulevé une exception d’incompétence territoriale au motif que l’article 16 de la convention de Bruxelles ne fournissait aucune base juridique permettant de déterminer la juridiction compétente pour connaître d’une action visant à empêcher les nuisances telles que l’«Immissionsabwehrklage». Selon la partie défenderesse, ce type d’actions revêt au contraire un caractère indemnitaire et relève de l’article 5, point 3, de la convention de Bruxelles. Cette disposition prévoit que:

«[l]e défendeur domicilié sur le territoire d’un État contractant peut être attrait, dans un autre État contractant:

[...]

3) en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit; [...]».

13. Ces dispositions instaurent un régime de compétence spécial par rapport au régime général prévu à l’article 2 de la convention, selon lequel «les personnes domiciliées sur le territoire d’un État contractant sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État».

14. Selon la partie défenderesse, non seulement l’article 16 doit être interprété, dans les relations avec les États non contractants, en ce sens qu’il ne confère aucune compétence pour les actions visant à empêcher les nuisances, mais une injonction de cessation prononcée par une juridiction autrichienne porterait atteinte, en violation du droit international, à la souveraineté territoriale et judiciaire de la République tchèque et ne pourrait y être exécutée.

15. Le Landesgericht Linz a rejeté le recours formé par la partie demanderesse. Il a estimé que la compétence exclusive prévue à l’article 16, point 1, sous a), de la convention de Bruxelles devait faire l’objet d’une interprétation restrictive. Il convient donc, selon lui, d’interpréter le «droit réel» en ce sens qu’il concerne l’étendue et la consistance de la propriété et de la possession, et constitue l’objet du litige.

16. Le Landesgericht Linz a également considéré qu’il lui était impossible de statuer sur le recours sans examiner au préalable la question de savoir si l’on était en présence d’une installation ayant fait l’objet d’une autorisation administrative au sens des dispositions de l’article 364a de l’ABGB. En vertu de cette disposition, qui constitue une exception à la règle générale de l’article 364, paragraphe 2, de l’ABGB, si «le trouble excédant [le] niveau [acceptable] est causé par des installations minières ou une installation ayant fait l’objet d’une autorisation administrative sur le fonds voisin, le possesseur n’est autorisé à demander en justice que la...

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