Conclusions de l'avocat général M. M. Szpunar, présentées le 5 mai 2022.

JurisdictionEuropean Union
ECLIECLI:EU:C:2022:363
Date05 May 2022
Celex Number62021CC0057
CourtCourt of Justice (European Union)

Édition provisoire

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MACIEJ SZPUNAR

présentées le 5 mai 2022 (1)

Affaire C57/21

RegioJet a.s.

en présence de

České dráhy, a.s.,

Česká republika, Ministerstvo dopravy

[demande de décision préjudicielle formée par le Nejvyšší soud (Cour suprême, République tchèque)]

« Renvoi préjudiciel – Pratiques anticoncurrentielles – Abus de position dominante – Actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l’Union européenne – Demande de production de preuves aux fins de l’action en dommages et intérêts – Procédure pendante devant la Commission européenne – Suspension de la procédure nationale relative à cette action »






I. Introduction

1. Reconnaissant l’existence d’une asymétrie de l’information dans les procédures de mise en œuvre du droit de la concurrence par la sphère privée, le législateur de l’Union a harmonisé, par la directive 2014/104/UE (2), les règles en matière de production des preuves demandées aux fins des actions en dommages et intérêts.

2. L’article 5 de cette directive énonce les règles qui, ensemble, forment un régime général en cette matière. En complément de cette disposition, l’article 6 de ladite directive énonce les règles spécifiques relatives à la production de preuves figurant dans les dossiers des autorités chargées de la mise en œuvre des règles de concurrence par la sphère publique.

3. Si l’interprétation des règles énoncées à l’article 5 de la directive 2014/104 a déjà fait l’objet d’une demande de décision préjudicielle (3), c’est en revanche la première fois que la Cour est invitée à se prononcer sur l’interprétation de celles énoncées à l’article 6 de cette directive.

4. En effet, les questions préjudicielles de la juridiction de renvoi s’inscrivent dans le contexte plus large d’une procédure relative à une action en réparation du prétendu dommage subi par RegioJet du fait des agissements de la société České dráhy a.s., affectant le marché ferroviaire et contraires aux règles de concurrence. Dans ce contexte, bien que la première question préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 5, paragraphe 1, de la directive 2014/104, elle concerne, en substance, la problématique de l’articulation entre la mise en œuvre du droit de la concurrence par la sphère privée et la mise en œuvre de ce droit par la sphère publique. Quant aux quatre questions suivantes posées par la juridiction de renvoi, elles portent spécifiquement sur l’article 6 de cette directive.

II. Le cadre juridique

A. Le droit de l’Union

5. L’article 5, paragraphes 1 et 8, de la directive 2014/104 dispose :

« 1. Les États membres veillent à ce que, dans les procédures relatives aux actions en dommages et intérêts intentées dans l’Union à la requête d’un demandeur qui a présenté une justification motivée contenant des données factuelles et des preuves raisonnablement disponibles suffisantes pour étayer la plausibilité de sa demande de dommages et intérêts, les juridictions nationales soient en mesure d’enjoindre au défendeur ou à un tiers de produire des preuves pertinentes qui se trouvent en leur possession, sous réserve des conditions énoncées au présent chapitre. Les États membres veillent à ce que les juridictions nationales puissent, à la demande du défendeur, enjoindre au demandeur ou à un tiers de produire des preuves pertinentes.

[...]

8. Sans préjudice des paragraphes 4 et 7 et de l’article 6, le présent article ne fait pas obstacle au maintien ni à l’introduction, par les États membres, de règles qui conduiraient à une production plus large de preuves. »

6. L’article 6, paragraphe 5, sous a), et paragraphe 9, de cette directive dispose :

« 5. Les juridictions nationales ne peuvent ordonner la production de preuves relevant des catégories suivantes qu’une fois qu’une autorité de concurrence a, en adoptant une décision ou d’une autre manière, clos sa procédure :

a) les informations préparées par une personne physique ou morale expressément aux fins d’une procédure engagée par une autorité de concurrence ;

[...]

9. La production de preuves provenant du dossier d’une autorité de concurrence, qui ne relèvent d’aucune des catégories énumérées au présent article, peut être ordonnée à tout moment dans le cadre d’une action en dommages et intérêts, sans préjudice du présent article. »

B. Le droit tchèque

1. Le zákon č. 143/2001

7. Le zákon č. 143/2001 Sb. o ochraně hospodářské soutěže (loi sur la protection de la concurrence), du 4 avril 2001, dans sa version applicable aux faits du litige au principal (ci-après la « loi nº 143/2001 »), énonce, à son article 1er, paragraphe 1, qu’il « organise la protection de la concurrence sur le marché des produits et des services [...] contre toute pratique empêchant, restreignant, faussant ou menaçant la concurrence ».

8. L’article 21ca, paragraphe 2, de la loi nº 143/2001 dispose, en substance, que les documents et informations préparés et déposés aux fins d’une procédure administrative pendante devant l’autorité nationale de concurrence ne peuvent être produits aux autorités publiques qu’après la clôture de l’enquête ou après la décision définitive de l’autorité nationale de concurrence sur la clôture de la procédure administrative.

2. Le zákon č. 262/2017

9. Le zákon č. 262/2017 Sb., o náhradě škody v oblasti hospodářské soutěže (loi nº 262/2017 relative aux dommages et intérêts dans le domaine de la concurrence), du 20 juillet 2017, transpose la directive 2014/104 dans l’ordre juridique tchèque.

10. L’article 2, paragraphe 2, sous c), de cette loi dispose que constituent des informations confidentielles protégées par une obligation de confidentialité, notamment, les documents justificatifs et les informations qui ont été fournis expressément aux fins de la procédure administrative devant l’autorité nationale de concurrence.

11. L’article 15, paragraphe 4, de ladite loi dispose que l’obligation de produire des informations confidentielles, visées à l’article 2, paragraphe 2, sous c), de celle-ci, ne peut être imposée, au plus tôt, qu’après que soit devenue définitive la décision de l’autorité de concurrence concernant la clôture de la procédure administrative.

12. L’article 16, paragraphe 1, sous c), de la même loi dispose, en substance, qu’en cas de demande d’accès aux documents contenant des informations confidentielles et figurant dans le dossier de l’autorité nationale de concurrence, le président de la chambre examine si leur production ne compromettrait pas l’application efficace de la réglementation en matière de concurrence. Selon le paragraphe 3 de cet article 16, les documents contenant des informations confidentielles ne peuvent être produits qu’après la clôture de l’enquête ou après la décision définitive de l’autorité nationale de concurrence sur la clôture de la procédure administrative.

III. Les faits et la procédure au principal

13. Le 25 janvier 2012, l’Úřad pro ochranu hospodářské soutěže (bureau de protection de la concurrence, ci‑après l’« autorité de concurrence tchèque ») a ouvert d’office une procédure administrative portant sur un possible abus de position dominante commis par České dráhy.

14. Le 25 novembre 2015 (4), RegioJet a introduit une action en dommages et intérêts devant le Městský soud v Praze (cour municipale de Prague, République tchèque), tendant à la réparation du dommage subi du fait des prétendus agissements contraires aux règles de concurrence de České dráhy.

15. Le 10 novembre 2016, la Commission européenne a décidé d’ouvrir une procédure en vertu de l’article 2, paragraphe 1, du règlement (CE) nº 773/2004 (5), dans l’affaire n° AT.40156 – Czech Rail.

16. Le 14 novembre 2016, l’autorité de la concurrence tchèque a suspendu sa procédure administrative, en considérant que la procédure de la Commission visait, du point de vue matériel, les mêmes agissements que ceux faisant l’objet de son examen dans le cadre de la procédure administrative.

17. Le 11 octobre 2017, RegioJet a introduit devant la juridiction nationale une demande de production de documents, en vertu des articles 10 et suivants ainsi que de l’article 18 de la loi nº 262/2017, du 20 juillet 2017, aux fins de l’action en dommages et intérêts. Cette demande visait à la production, notamment, de documents dont RegioJet supposait qu’ils étaient en possession de České dráhy, à savoir, notamment, des relevés ventilés par postes et des relevés relatifs au transport public ferroviaire et à la comptabilité du segment commercial de cette société.

18. En se fondant sur l’article 21ca, paragraphe 2, de la loi nº 143/2001, l’autorité de concurrence tchèque a indiqué que les documents demandés dont elle disposait dans le cadre de sa procédure administrative ne pouvaient pas être produits, et ce jusqu’à la clôture définitive de la procédure administrative concernée au fond. Elle a en outre indiqué que les autres documents demandés relevaient de la catégorie des documents constituant un ensemble cohérent de documents et a refusé leur production, au motif que cela pourrait diminuer l’efficacité de la politique de poursuite des infractions au droit de la concurrence.

19. En réponse à une question formulée par la juridiction saisie de la demande de production de preuves, la Commission a souligné, dans une lettre du 26 février 2018, que lorsqu’il se prononcerait sur la production des moyens de preuve, le juge devrait, dans l’intérêt de la protection des intérêts légitimes de toutes les parties à la procédure et de ceux des tiers, appliquer notamment le principe de proportionnalité et adopter des mesures visant à protéger de telles informations. Elle a recommandé la suspension de la procédure au fond relative à l’action en dommages et intérêts.

20. Par ordonnance du 14 mars 2018, la juridiction de première instance a ordonné à České dráhy de produire, en les versant au dossier, un ensemble de documents qui contenaient, d’une...

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