Constantin Film Produktion/EUIPO

JurisdictionEuropean Union
ECLIECLI:EU:C:2019:553
Celex Number62018CC0240
CourtCourt of Justice (European Union)
Date02 July 2019

Édition provisoire

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MICHAL BOBEK

présentées le 2 juillet 2019 (1)

Affaire C240/18 P

Constantin Film Produktion GmbH

contre

Office de l’Union européenne de la propriété intellectuelle (EUIPO)

« Pourvoi — Marque de l’Union européenne — Refus d’enregistrement du signe verbal “Fack Ju Göhte” — Motif absolu de refus — Bonnes mœurs »






I. Introduction

1. Il ne peut guère être dit que, lors de leur publication, les œuvres de Johann Wolgang von Goethe aient fait l’unanimité. Elles ont certes immédiatement trouvé un public fervent. Mais elles ont également été sévèrement critiquées et rejetées. Notamment, plusieurs États allemands et d’autres ont interdit son roman Die Leiden des jungen Werthers (Les Souffrances du jeune Werther). Comme il l’était exprimé, par exemple, dans une lettre adressée au Roi de Danemark par sa Chancellerie, demandant la mise à l’index de cette œuvre dans ce royaume, elle « tourne la foi en ridicule, glorifie le vice et corrompt la morale publique » (2).

2. Ce n’est pas sans une certaine ironie de l’histoire que, plus de deux siècles après, les bonnes mœurs se trouvent menacées par Goethe (du moins par une variante de ce nom de famille). Toutefois, la scène, le contexte et les rôles ont considérablement changé.

3. La société Constantin Film Produktion GmbH (la demanderesse au pourvoi, ci‑après la « requérante ») a voulu faire enregistrer en tant que marque de l’Union européenne le signe verbal « Fack Ju Göhte », titre d’une comédie cinématographique à succès qu’elle a produite, auprès de l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle. Cette demande a été rejetée. Le refus a été fondé sur l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement (CE) nº 207/2009 du Conseil du 26 février 2009 sur la marque [de l’Union européenne] (3). L’EUIPO a considéré que le signe demandé était contraire aux « bonnes mœurs ».

4. Le présent pourvoi permet à la Cour, à ma connaissance pour la première fois, de préciser l’analyse juridique à mettre en œuvre pour conclure éventuellement au rejet d’une demande d’enregistrement d’une marque sur le fondement de l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement nº 207/2009 : dans quelles conditions des marques peuvent‑elles être considérées comme « contraires à l’ordre public ou aux bonnes mœurs » ? Dans le contexte de la présente espèce, il est également demandé à la Cour de préciser la portée de l’obligation de motivation qui incombe à l’EUIPO lorsqu’il entend adopter une décision qui peut être vue comme s’écartant de sa pratique décisionnelle antérieure sur des questions similaires.

II. Le cadre légal

5. L’article 7 du règlement nº 207/2009 reçoit la rédaction suivante :

« Motifs absolus de refus

1. Sont refusées à l’enregistrement : […]

f) les marques qui sont contraires à l’ordre public ou aux bonnes mœurs ; […]

2. Le paragraphe 1 est applicable même si les motifs de refus n’existent que dans une partie de l’Union. »

III. Faits et procédure

A. Antécédents du litige

6. Les faits, tels qu’exposés dans l’arrêt attaqué (4), peuvent être résumés comme suit.

7. Le 21 avril 2015, la requérante a présenté une demande d’enregistrement de marque de l’Union européenne à l’EUIPO pour le signe verbal « Fack Ju Göhte ». Les produits et les services pour lesquels l’enregistrement a été demandé relèvent des classes 3, 9, 14, 16, 18, 21, 25, 28, 30, 32, 33, 38 et 41 au sens de l’arrangement de Nice concernant la classification internationale des produits et des services aux fins de l’enregistrement des marques, du 15 juin 1957, tel que révisé et modifié.

8. Par décision du 25 septembre 2015, la demande d’enregistrement a été refusée sur le fondement de l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement nº 207/2009, lu conjointement avec son article 7, paragraphe 2.

9. Par décision du 1er décembre 2016, la cinquième chambre de recours de l’EUIPO a rejeté le recours de la requérante (affaire R 2205/2015‑5, Fack Ju Göhte, ci‑après la « décision attaquée »). Elle a considéré, s’agissant de la détermination du public pertinent, qu’il convenait de se fonder sur la perception des consommateurs germanophones de l’Union européenne (à savoir ceux d’Allemagne et d’Autriche). Elle a ajouté que les produits et les services revendiqués s’adressaient au consommateur général, mais que certains d’entre eux s’adressaient aux enfants et aux adolescents. S’agissant de la perception du signe demandé par le public pertinent, la chambre de recours a estimé que la prononciation de l’élément verbal « fack ju » était identique à celle de l’expression anglaise « Fuck you » et que, par conséquent, sa signification était identique. Elle a également relevé que, même si le public pertinent n’attribuait pas de connotation sexuelle à l’expression « Fuck you », il s’agissait d’une insulte non seulement de mauvais goût, mais également choquante et vulgaire. Dans ce contexte, la chambre de recours a renvoyé à plusieurs exemples de décisions antérieures concernant des signes verbaux contenant les termes « Fuck » ou « Ficken » ainsi qu’à la jurisprudence du Tribunal de l’Union européenne, aux décisions des juridictions allemandes et du Deutsches Patent‑ und Markenamt (Office allemand des brevets et des marques).

10. S’agissant de l’ajout de l’élément « Göhte », la chambre de recours a considéré que le fait qu’un écrivain respecté tel que Johann Wolfgang von Goethe soit insulté à titre posthume d’une manière aussi dégradante et vulgaire, qui plus est avec une orthographe erronée, ne pouvait nullement amoindrir le caractère blessant et contraire aux bonnes mœurs de l’insulte. Cela créait même éventuellement un niveau supplémentaire de violation des bonnes mœurs.

11. La chambre de recours a également indiqué que le fait que le titre d’un film ayant eu un large succès auprès du public soit identique à la marque demandée ne permettait pas de déduire que le public pertinent ne serait pas choqué par ladite marque. L’utilisation des termes « Fack Ju » en tant que titre de film ne dit rien de l’acceptation sociale de cette expression. La chambre de recours a relevé que, bien qu’il convenait d’apprécier une demande de marque en se fondant sur la perception des consommateurs au moment de la demande, le motif de refus en question ne pouvait pas être surmonté par la preuve d’un caractère distinctif acquis par l’usage au sens de l’article 7, paragraphe 3, du règlement nº 207/2009. Le succès commercial du film ne peut donc pas être invoqué pour permettre à la demande d’une marque intrinsèquement choquante d’être admise à l’enregistrement.

B. L’arrêt attaqué et la procédure devant le Tribunal

12. Par requête déposée au greffe du Tribunal le 3 février 2017, la requérante a introduit un recours tendant à l’annulation de la décision attaquée. Par l’arrêt attaqué, le Tribunal a rejeté le recours dans son intégralité.

13. À l’appui de son recours, la requérante a soulevé deux moyens, tirés, le premier de la violation de l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement nº 207/2009, le second de la violation de l’article 7, paragraphe 1, sous b), dudit règlement.

14. Sur le premier moyen, tiré de la violation de l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement nº 207/2009, la requérante a fait valoir que la cinquième chambre de recours en avait fait une mauvaise application, car le signe demandé ne serait ni vulgaire ni choquant ni injurieux.

15. En premier lieu, le Tribunal a accueilli l’observation de la chambre de recours selon laquelle le public pertinent est composé du grand public (en Allemagne et en Autriche) dont le degré d’attention sera celui du consommateur moyen, normalement informé et raisonnablement attentif (5).

16. En second lieu, s’agissant de la perception du signe demandé, le Tribunal a relevé que le consommateur moyen constatera les similitudes entre ledit signe et l’expression anglaise fréquemment utilisée et largement répandue « Fuck you », à laquelle la requérante a ajouté l’élément « göhte », qui ressemble au patronyme de l’écrivain et poète Johann Wolfgang von Goethe. Le terme « fuck » est utilisé aussi bien en tant que nom qu’en tant qu’adjectif, adverbe et interjection. Son sens a évolué au fil des ans et dépend du contexte dans lequel il est utilisé. Si, dans son sens premier, il possède une connotation sexuelle et est empreint de vulgarité, il est également utilisé pour exprimer de la colère, de la défiance ou du mépris à l’égard de quelqu’un. Toutefois, même dans une telle hypothèse, cette expression n’en demeure pas moins empreinte d’une vulgarité intrinsèque et l’ajout de l’élément « göhte » à la fin du signe en cause n’est pas susceptible d’en atténuer la vulgarité (6).

17. Par ailleurs, selon le Tribunal, la circonstance que le film Fack Ju Göhte ait été vu par plusieurs millions de personnes lors de sa sortie cinématographique ne signifie pas que le public pertinent ne sera pas choqué par le signe demandé (7).

18. Dans ces conditions, le Tribunal a accueilli la motivation de la chambre de recours. Il a également rejeté les autres arguments de la requérante.

19. Premièrement, la requérante a également soutenu que la condition tenant à l’atteinte à l’ordre public aurait dû faire l’objet d’un examen distinct de celui de la condition tenant à la violation des bonnes mœurs. Toutefois, selon le Tribunal, force est de constater qu’une telle distinction ne ressort pas des dispositions de l’article 7, paragraphe 1, sous f), du règlement nº 207/2009 et que, en tout état de cause, la chambre de recours a rejeté le signe demandé en raison de sa contrariété aux bonnes mœurs (8).

20. Deuxièmement, la requérante a fait valoir que la façon particulière dont les éléments verbaux « fack » et « ju » sont orthographiés constitue une divergence suffisante par rapport à l’expression « Fuck you ». Elle en a conclu que le signe demandé « constitue, dans sa globalité, un signe composé intrinsèquement distinctif qui est original et marquant et qui...

To continue reading

Request your trial
2 practice notes
  • Opinion of Advocate General Bobek in Primart v EUIPO, C-702/18 P
    • European Union
    • Court of Justice (European Union)
    • 28 November 2019
    ...26 and the case-law cited). 17 For a recent example of one such case, see my Opinion in Constantin Film Produktion v EUIPO (C‑240/18 P, EU:C:2019:553). 18 See generally Davis, R., Longstaff, B., Roughton, A., St Quintin, T., and Tritton, G., Tritton on Intellectual Property in Europe, 4th e......
  • Santa Conte v European Union Intellectual Property Office.
    • European Union
    • General Court (European Union)
    • 12 December 2019
    ...2017/1001, el Abogado General Bobek, en el punto 76 de sus conclusiones en el asunto Constantin Film Produktion/EUIPO (C‑240/18 P, EU:C:2019:553), destacó que el orden público expresaba una visión normativa de valores y objetivos definidos por la autoridad pública pertinente que debían ser ......
2 cases
  • Santa Conte v European Union Intellectual Property Office.
    • European Union
    • General Court (European Union)
    • 12 December 2019
    ...of Regulation 2017/1001, Advocate General Bobek, in point 76 of his Opinion in the case Constantin Film Produktion v EUIPO (C‑240/18 P, EU:C:2019:553), stressed that public policy is a normative vision of values and goals, defined by the relevant public authority, to be pursued now and in t......
  • Opinion of Advocate General Bobek in Primart v EUIPO, C-702/18 P
    • European Union
    • Court of Justice (European Union)
    • 28 November 2019
    ...17 Ein aktuelles Beispiel für einen solchen Fall findet sich in meinen Schlussanträgen zu Constantin Film Produktion/EUIPO (C‑240/18 P, EU:C:2019:553). 18 Siehe allgemein Davis, R., Longstaff, B., Roughton, A., St Quintin, T., und Tritton, G., Tritton on Intellectual Property in Europe, 4. ......

VLEX uses login cookies to provide you with a better browsing experience. If you click on 'Accept' or continue browsing this site we consider that you accept our cookie policy. ACCEPT