Edward Cussens and Others v T. G. Brosman.

JurisdictionEuropean Union
ECLIECLI:EU:C:2017:648
Date07 September 2017
Celex Number62016CC0251
CourtCourt of Justice (European Union)
Procedure TypeReference for a preliminary ruling
Docket NumberC-251/16
62016CC0251

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MICHAL BOBEK

présentées le 7 septembre 2017 ( 1 )

Affaire C‑251/16

Edward Cussens,

John Jennings,

Vincent Kingston

contre

T. G. Brosnan

[demande de décision préjudicielle formée par la Supreme Court (Cour suprême, Irlande)]

« Taxe sur la valeur ajoutée – Évasion fiscale – Applicabilité directe du principe de l’interdiction de l’abus de droit reconnu dans l’arrêt Halifax e.a. (C‑255/02) »

I. Introduction

1.

Les administrations fiscales ne sont pas du genre à tomber facilement amoureuses. L’arrêt Halifax ( 2 ) que la Cour a rendu le 21 février 2006 et dans lequel elle a confirmé l’existence du principe d’interdiction des pratiques abusives en droit de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) constitue (apparemment du moins) une exception notable à la règle. En effet, les administrations fiscales de tous les États membres semblent avoir accueilli cet arrêt avec passion.

2.

Toutefois, comme bien souvent, la vraie nature de l’objet de nos engouements peut demeurer quelque temps obscure et inexplorée ( 3 ). Il en va de même de l’interdiction des pratiques abusives en matière de TVA, appelée également l’interdiction d’abus de droit. Alors que ce principe a été confirmé explicitement il y a plus d’une décennie et a donné lieu depuis lors à d’amples discussions et analyses doctrinales, les modalités de son application, y compris le critère spécifique pour s’assurer de l’existence de l’abus, restent pour ainsi dire quelque peu dans les limbes.

3.

Le présent renvoi préjudiciel formé par la Supreme Court (Cour suprême, Irlande) invite la Cour à expliciter les conditions d’application et effets pratiques de ce principe dans le cadre de l’affaire qu’elle lui soumet.

4.

MM. Edward Cussens, John Jennings et Vincent Kingston (ci-après les « requérants ») ont construit quinze maisons de vacances sur un terrain à Cork, en Irlande. Ils ont accordé, sur les biens immobiliers, un contrat de bail d’une durée de vingt ans et un mois à une entreprise liée. Conformément au droit irlandais, ce bail de vingt ans a été considéré comme un premier acte de cession des biens immobiliers et la TVA a été calculée sur la valeur capitalisée du bail. Le contrat a été annulé un mois plus tard et les requérants ont vendu les biens immobiliers à des tiers. Aucune TVA n’était exigible sur ces ventes en droit irlandais, parce que la TVA n’était due que sur le tout premier acte de cession, qui était en l’espèce le bail de longue durée. Par la suite, l’administration fiscale irlandaise a considéré que le premier acte de cession, à savoir le bail de longue durée, constituait une construction artificielle et un abus de droit. Aux fins de la TVA, il fallait donc faire abstraction de ce bail et la percevoir sur la vente ultérieure aux tiers comme s’il s’était agi du premier acte de cession. C’est d’un montant bien supérieur que les requérants devenaient ainsi redevables au titre de la TVA.

5.

La décision prise par l’administration fiscale a fait l’objet d’une réclamation et l’affaire a été portée en fin de compte devant la Supreme Court (Cour suprême). Celle-ci pose huit questions préjudicielles à la Cour de justice. Par les première et deuxième questions, la juridiction de renvoi demande si le principe d’interdiction de l’abus de droit que le droit de l’Union connaît est directement applicable et s’il l’emporte sur les principes de sécurité juridique et de confiance légitime. Par les quatrième et septième questions, au cas où le principe d’interdiction de l’abus de droit est directement applicable, la juridiction de renvoi demande des précisions sur les conditions d’application de ce principe. Si ces conditions sont remplies en l’espèce, la juridiction de renvoi demande par sa troisième question comment les opérations peuvent être réinterprétées et réimposées aux fins de la TVA. Par les cinquième, sixième et huitième questions, la juridiction de renvoi interroge la Cour sur les conséquences d’une incompatibilité d’une disposition spécifique du droit national avec la sixième directive 77/388/CEE ( 4 ).

II. Le cadre juridique

A. Le droit de l’Union

1. La sixième directive

6.

Aux termes de l’article 2, paragraphe 1, de la sixième directive ( 5 ), « les livraisons de biens et les prestations de services, effectuées à titre onéreux à l’intérieur du pays par un assujetti agissant en tant que tel » sont soumises à la TVA.

7.

L’article 4, paragraphe 3, précise ce qui suit :

« Les États membres ont la faculté de considérer également comme assujetti quiconque effectue, à titre occasionnel, une opération relevant des activités visées au paragraphe 2 et notamment une seule des opérations suivantes :

a)

la livraison d’un bâtiment ou d’une fraction de bâtiment et du sol y attenant, effectuée avant sa première occupation ; les États membres peuvent définir les modalités d’application de ce critère aux transformations d’immeubles, ainsi que la notion de sol y attenant.

Les États membres ont la faculté d’appliquer d’autres critères que celui de la première occupation, tels que celui du délai écoulé entre la date d’achèvement de l’immeuble et celle de la première livraison, ou celui du délai écoulé entre la date de la première occupation et celle de la livraison ultérieure, pour autant que ces délais ne dépassent pas respectivement cinq et deux ans.

Est considérée comme bâtiment toute construction incorporée au sol ;

b)

la livraison d’un terrain à bâtir.

Sont considérés comme terrains à bâtir les terrains nus ou aménagés définis comme tels par les États membres. »

8.

L’article 5, intitulé « Livraisons de biens », prévoit ce qui suit :

« 1. Est considéré comme “livraison d’un bien” le transfert du pouvoir de disposer d’un bien corporel comme un propriétaire.

[…]

3. Les États membres peuvent considérer comme biens corporels :

a)

certains droits sur les biens immeubles ;

b)

les droits réels donnant à leur titulaire un pouvoir d’utilisation sur les biens immeubles ;

c)

les parts d’intérêts et actions dont la possession assure en droit ou en fait l’attribution en propriété ou en jouissance d’un bien immeuble ou d’une fraction d’un bien immeuble. »

9.

L’article 13, intitulé « Exonérations à l’intérieur du pays » prévoit ce qui suit :

« […]

B. Autres exonérations

Sans préjudice d’autres dispositions communautaires, les États membres exonèrent, dans les conditions qu’ils fixent en vue d’assurer l’application correcte et simple des exonérations prévues ci-dessous et de prévenir toute fraude, évasion et abus éventuels :

[…]

g)

les livraisons de bâtiments ou d’une fraction de bâtiment et du sol y attenant autres que ceux visés à l’article 4 paragraphe 3 sous a) ;

[…] »

C. Le droit irlandais

10.

L’article 4 du Value-Added Tax Act 1972 (loi de 1972 relative à la taxe sur la valeur ajoutée, ci-après la « loi sur la TVA »), tel qu’il était en vigueur au moment des faits, prévoit ce qui suit :

« 1

a)

Le présent article s’applique aux biens immeubles :

i)

qui ont été construits par la personne les livrant ou pour son compte […]

b)

Dans le présent article, le terme “droit”, en relation avec des biens immeubles, signifie un droit sur ces biens qui, à sa création, a été prévu pour une période d’au moins dix ans […] et une référence à la cession d’un droit inclut une référence à la création d’un droit […]

2.

[…] une livraison de biens immeubles est réputée avoir lieu, pour l’application de la présente loi, si, et seulement si, une personne ayant un droit sur des biens immeubles auxquels le présent article s’applique cède (y compris au moyen d’une renonciation ou d’un transfert), pour tout ou partie de ces biens, ce droit ou un droit qui en découle.

[…]

4.

Lorsqu’une personne ayant un droit sur des biens immeubles auxquels le présent article s’applique cède, pour tout ou partie de ces biens, un droit qui découle de ce droit dans des circonstances dans lesquelles elle conserve le droit de retour sur le droit cédé, elle est réputée, concernant le droit de retour conservé, aux fins de l’article 3, paragraphe 1, sous f), s’être approprié les biens ou une partie de ceux-ci, selon le cas, pour un besoin autre que les besoins de son entreprise.

[…]

6.

N’est pas soumise à la TVA, nonobstant les dispositions contenues au présent article ou à l’article 2, la livraison de biens immeubles

a)

à l’égard de laquelle n’a pas pris naissance et n’aurait pas pris naissance, n’eut été l’article 3, paragraphe 5, sous b), iii), un droit à déduction au titre de l’article 12, en faveur de la personne effectuant la livraison, de toute TVA supportée ou payée sur la livraison ou construction des biens, ou

b)

qui ont été occupés avant le jour indiqué et n’ont pas été construits entre cette date et la date de la livraison autre qu’une livraison de biens immeubles à laquelle s’appliquent les dispositions du paragraphe 5.

[…]

9.

Lorsque la cession d’un droit sur des biens immeubles est imposable à la TVA et lorsque ces biens n’ont pas été construits depuis la date de la cession de ce droit (ci-après, dans le présent paragraphe, le “droit imposable”), toute cession d’un droit sur ces biens après cette date par une personne autre que la personne qui a acquis le droit imposable sera réputée, aux fins de la présente loi, être une livraison de biens immeubles à laquelle s’applique le paragraphe 6. »

11.

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