Opinion of Advocate General Tanchev delivered on 16 September 2021.

JurisdictionEuropean Union
ECLIECLI:EU:C:2021:748
Date16 September 2021
Celex Number62020CC0177
CourtCourt of Justice (European Union)

Édition provisoire

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. EVGENI TANCHEV

présentées le 16 septembre 2021 (1)

Affaire C177/20

« Grossmania » Mezőgazdasági Termelő és Szolgáltató Kft.

contre

Vas Megyei Kormányhivatal

[demande de décision préjudicielle formée par le Győri Közigazgatási és Munkaügyi Bíróság (tribunal administratif et du travail de Győr, Hongrie)]

« Renvoi préjudiciel – Principes du droit de l’Union – Primauté – Effet direct – Conflit entre le droit de l’Union et le droit national – Violation du droit de l’Union constatée par la Cour dans une décision préjudicielle ainsi que dans le cadre d’un recours en manquement – Obligations et droits des autorités administratives et juridictions nationales – Non‑application du droit national dans des affaires analogues, mais non identiques, à celle en cause dans la procédure au principal – Décision administrative devenant définitive en l’absence de recours juridictionnel – Mise à l’écart ou retrait d’une telle décision en raison de sa contrariété avec le droit de l’Union – Ligne jurisprudentielle de l’arrêt Kühne & Heitz (C‑453/00) »






1. La présente affaire place la Cour devant un dilemme cornélien fondamental en droit : faire prévaloir le principe de légalité ou le principe de sécurité juridique. Le renvoi préjudiciel a été introduit par le Győri Közigazgatási és Munkaügyi Bíróság (tribunal administratif et du travail de Győr, Hongrie) dans le contexte d’une décision de refus de réinscription des droits d’usufruit radiés de la demanderesse sur des terres agricoles.

I. Les faits à l’origine du litige au principal et la question préjudicielle

2. Grossmania est une société commerciale établie en Hongrie et constituée par des citoyens de l’Union ne possédant pas la nationalité hongroise. Grossmania était titulaire de droits d’usufruit sur des fonds situés en Hongrie. Ces droits ont été radiés du registre foncier en application de l’article 108, paragraphe 1, de la mező- és erdőgazdasági földek forgalmáról szóló 2013. évi CXXII. törvénnyel összefüggő egyes rendelkezésekről és átmeneti szabályokról szóló 2013. évi CCXII. törvény (loi n° CCXII de 2013, portant dispositions diverses et mesures transitoires concernant la loi n° CXXII de 2013 relative aux opérations juridiques sur des terres agricoles et sylvicoles ; ci‑après la « loi de 2013 relative aux mesures transitoires ») et de l’article 94, paragraphe 5, de l’ingatlan-nyilvántartásról szóló 1997. évi CXLI. törvény (loi n° CXLI de 1997, relative au registre foncier). Grossmania n’a pas formé de recours contre la radiation de ses droits d’usufruit.

3. Dans son arrêt du 6 mars 2018, SEGRO et Horváth (C‑52/16 et C‑113/16, ci‑après l’« arrêt SEGRO et Horváth », EU:C:2018:157), la Cour a dit pour droit que l’article 63 TFUE s’opposait à une réglementation nationale, telle que celle en cause au principal, en vertu de laquelle les droits d’usufruit antérieurement constitués sur des terres agricoles et dont les titulaires n’avaient pas la qualité de proche parent du propriétaire de ces terres s’éteignaient de plein droit et étaient, en conséquence, radiés des registres fonciers.

4. À la suite de cet arrêt, Grossmania a introduit auprès du Vas Megyei Kormányhivatal Celldömölki Járási Hivatala (services administratifs du département de Vas – bureau du district de Celldömölk, Hongrie ; ci‑après l’« autorité administrative de premier degré ») une demande visant à la réinscription de ses droits d’usufruit sur les fonds concernés. Par décision du 17 mai 2019, l’autorité administrative de premier degré a rejeté cette demande en se fondant, notamment, sur l’article 108, paragraphe 1, de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires.

5. Saisi d’un recours administratif de Grossmania, le Vas Megyei Kormányhivatal (services administratifs du département de Vas) a, par décision du 5 août 2019, confirmé celle de l’autorité administrative de premier degré. Il a indiqué qu’il n’était pas possible de faire droit à la demande de réinscription, au motif, notamment, que l’article 108, paragraphe 1, de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires était toujours en vigueur. Selon lui, l’arrêt SEGRO et Horváth ainsi que l’arrêt du 21 mai 2019, Commission/Hongrie (Usufruits sur terres agricoles) (C‑235/17, ci‑après l’« arrêt Commission/Hongrie », EU:C:2019:432), n’étaient pas applicables à la présente affaire.

6. Grossmania a introduit un recours contentieux administratif devant la juridiction de renvoi contre la décision du 5 août 2019. La juridiction de renvoi relève qu’aucune compensation pécuniaire ne saurait être versée à Grossmania, en raison de l’absence de dispositions nationales permettant une telle indemnisation. Elle mentionne la jurisprudence de l’Alkotmánybíróság (Cour constitutionnelle, Hongrie). Dans cette jurisprudence, cette dernière a constaté que l’Alaptörvény (Loi fondamentale) avait été enfreint parce que le législateur n’avait pas adopté, en ce qui concerne les droits d’usufruit et les droits d’usage perdus par application de l’article 108 de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires, de dispositions permettant la compensation de dommages pécuniaires exceptionnels qui ne pouvaient pas être réparés par le moyen d’une liquidation entre les parties au contrat, même s’ils se rapportaient à un contrat qui avait été valide. L’Alkotmánybíróság (Cour constitutionnelle) a invité le législateur à remédier à cette lacune, qui était contraire à la Loi fondamentale, pour le 1er décembre 2015 Cependant, plus de cinq ans et demi plus tard, aucune disposition n’a été adoptée à cet égard. La juridiction de renvoi relève que les faits des affaires ayant donné lieu à l’arrêt SEGRO et Horváth diffèrent de ceux de l’espèce en ce que Grossmania n’a pas introduit de recours contre les décisions administratives ayant radié ses droits d’usufruit.

7. En conséquence, le Győri Közigazgatási és Munkaügyi Bíróság (tribunal administratif et du travail de Győr) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« Faut-il interpréter l’article 267 TFUE en ce sens que, lorsque la Cour de justice constate, dans un arrêt rendu à l’issue d’une procédure préjudicielle, qu’une disposition du droit interne d’un État membre est contraire au droit de l’Union, cette disposition ne peut pas être appliquée dans les procédures administratives et juridictionnelles ultérieures dans cet État membre, même si les faits à l’origine d’une telle procédure ultérieure ne sont pas tout à fait identiques à ceux qui ont donné lieu à la procédure préjudicielle antérieure ? »

II. Analyse

A. Exposé sommaire des arguments des parties

8. Des observations écrites ont été déposées par Grossmania, les gouvernements allemand, espagnol et hongrois ainsi que par la Commission européenne.

9. Étant donné que toutes les parties (à l’exception du gouvernement hongrois) invoquent la même jurisprudence et soulèvent des arguments qui se recoupent pour soutenir que la question appelle une réponse affirmative, je me bornerai, dans le cadre de mon analyse, à mentionner leurs arguments principaux.

10. Le gouvernement hongrois soutient, en premier lieu, que, comme la juridiction de renvoi elle‑même l’a fait observer, la situation dans la procédure au principal diffère de celles à l’origine de l’arrêt SEGRO et Horváth, Grossmania n’ayant pas contesté la radiation de ses droits d’usufruit en 2014. Il découlerait de l’arrêt du 13 janvier 2004, Kühne & Heitz (C‑453/00, ci‑après l’« arrêt Kühne & Heitz », EU:C:2004:17), qu’une autorité administrative n’est tenue de réexaminer une telle décision que si les quatre conditions énoncées au point 28 de cet arrêt sont remplies. Les parties ne contesteraient pas que tel n’est pas le cas en l’espèce. Dans ces circonstances, il conviendrait de trouver un équilibre entre le principe de sécurité juridique et le principe de légalité au regard du droit de l’Union et de s’assurer que les principes d’équivalence et d’effectivité sont respectés, de sorte que les particuliers soient en mesure de faire valoir des prétentions sur le fondement du droit de l’Union. Le gouvernement hongrois prétend que la réglementation nationale en matière de recours en vigueur à la date pertinente respectait ces exigences. En second lieu, il affirme que, dans un futur proche, des dispositions nationales qui garantiront, dans le cas de droits d’usufruit radiés, que les intérêts des parties concernées seront dûment pris en compte, seront adoptées. Des discussions avec la Commission sont en cours à ce sujet.

B. Appréciation

1. Observations liminaires

11. La présente affaire soulève la question de savoir si un arrêt de la Cour, dans lequel il a été constaté qu’une disposition nationale (l’article 108, paragraphe 1, de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires) était contraire au droit de l’Union, fait obstacle à l’application de cette disposition dans des situations qui sont comparables à celle ayant donné lieu à cet arrêt, mais non identiques. Cette question appelle une réponse affirmative.

12. Cela découle notamment du fait que l’obligation pour les juridictions de dernière instance de poser une question à titre préjudiciel connaît une exception : lorsque « la question soulevée est matériellement identique à une question ayant déjà fait l’objet d’une décision à titre préjudiciel dans une espèce analogue » (2).

13. Au point 129 de l’arrêt SEGRO et Horváth, la Cour a jugé que l’article 63 TFUE s’opposait à une disposition telle que l’article 108, paragraphe 1, de la loi de 2013 relative aux mesures transitoires (3). Bien que la question posée fasse uniquement allusion à l’arrêt SEGRO et Horváth, il est clair que, dans les présentes conclusions, l’arrêt Commission/Hongrie doit également être pris en considération. En effet, dans ce dernier arrêt, la Cour a spécifiquement déclaré que la Hongrie avait manqué aux obligations qui lui incombaient, en vertu de l’article 63 TFUE et de l’article 17 de la charte...

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