La notion de service public comme critère du droit administratif ?

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L'étude comparée des textes constitutionnels qui régissent la Communauté européenne et les États membres qui la composent, offre une première grille de lecture pour tenter une classification au regard de la place réservée à la notion de service public dans leurs ordres juridiques respectifs. Elle doit néanmoins être complétée par l'étude des normes infraconstitutionnelles dont le contenu peut compléter ou consolider le statut constitutionnel du service public, tant du point de vue des ordres juridiques nationaux que du point de vue de l'ordre juridique communautaire.

Il convient donc de procéder, dans un premier temps, à l'analyse comparée des droits administratifs nationaux - ou tout du moins des systèmes administratifs nationaux lorsqu'un droit administratif structuré n'existe pas en tant que tel ; et, dans un second temps, à l'analyse de ce que l'on présentera comme étant les normes administratives communautaires, pour observer qu'à la diversité des droits administratifs nationaux (Section I) répond l'approche plurielle du droit communautaire dérivé (Section II).

Section I La diversité des droits administratifs nationaux

Défini jusqu'à présent, d'un point de vue matériel, comme une activité de prestation des pouvoirs publics au sens large, le service public doit pouvoir être appréhendé dans le cadre de l'ensemble des règles juridiques applicables à l'action administrative, la question étant de savoir quel rôle la notion juridique à laquelle il correspond peut jouer au sein de ces règles. C'est à partir de ce critère que M. Moderne 524 a proposé une classification autour de trois catégories d'États : - « les États où le concept bénéficie d'une forte valeur ajoutée », catégorie dans Page 130 laquelle la France se retrouve seule ; - « les États où ce concept, sans être au premier plan, est pris en compte pour définir le régime juridique applicable aux activités publiques économiques », les pays de culture latine y étant principalement représentés (Italie, Espagne, Portugal, Grèce, mais aussi dans une certaine mesure, la Belgique et le Luxembourg) ; - enfin, « les États où la notion de service public, sans être méconnue, ne paraît pas produire d'effets juridiques précis » : l'Allemagne et la Grande Bretagne en sont les deux principaux pôles de référence, auxquels peuvent être rattachés les autres États membres, respectivement, d'une part, l'Autriche, le Danemark, la Finlande et la Suède ; et, d'autre part, l'Irlande et les Pays-Bas.

Cette classification permet ainsi de mettre en évidence une première rupture entre la France et les autres États membres de l'Union. Connaissant un droit administratif développé et structuré, la France est à la fois un modèle unique et un modèle de référence pour le service public en tant que concept juridique opératoire. Il n'est pas question ici de faire un résumé des origines - que l'on sait à la fois jurisprudentielles 525 et doctrinales 526 - du concept de service public, de son rôle joué dans la formation et la consolidation du droit administratif fran- Page 131 çais 527, ou encore de son évolution caractérisée, hier, par une période de crise 528 et, aujourd'hui, par un certain renouveau 529, auquel on démontrera que le droit communautaire participe 530.

En revanche, il convient de mettre en évidence la deuxième rupture qui apparaît au sein des autres États européens entre, d'une part, ceux de tradition juridique latine (Espagne, Italie, Grèce et Portugal) qui, inspirés du système français, reconnaissent une portée juridique à la notion de service public mais la relativise au sein d'un droit administratif moins affirmé qu'en France, comme l'illustre le droit espagnol (I) ; et, d'autre part, ceux des États de tradition juridique dite anglo- saxonne, autour de l'Allemagne et du Royaume-Uni, qui, sans nier la réalité juridique que représente la notion de service public, ne lui font pas produire pour autant d'importants effets juridiques et ont tendance à la « déconnecter » de leur droit administratif par ailleurs en cours de consolidation (II).

§ I - L'existence d'un droit administratif fondé en partie sur le service public : l'influence du système juridique français en Espagne

Si l'idée de service public est parfois présentée, comme la pierre angulaire - « piedro angúlar » 531 - ou l'âme - « alma » 532 - du droit administratif moderne espagnol, c'est davantage pour faire référence à l'expression employée par certains juristes français que pour décrire la réalité juridique espagnole. L'influence des théories françaises du service public sur la doctrine espagnole est en Page 132 effet soulignée par tous les auteurs. Mais si l'on peut pertinemment s'interroger sur l'émergence d'une « école espagnole du service public », ces influences doctrinales n'ont pas eu les mêmes conséquences sur le droit administratif en Espagne qui, s'il fait une place à la notion de service public, en limite néanmoins la portée.

Les principaux ouvrages de droit administratif espagnol consacrent généralement plusieurs pages pour présenter la « création française » du service public et faire écho aux écrits des professeurs Duguit, Jèze ou Bonnard 533. L'« École de Bordeaux » a-t-elle pour autant donner naissance à une école espagnole du service public ? La réponse doit être nuancée tant du point de l'influence doctrinale (A), que du rôle, finalement limité, joué par le concept de service public dans le droit administratif espagnol (B).

A - De la « petite école du service public » à la doctrine du « nouveau service public » espagnol

Pour Eugenio Perez Botija, il n'est pas faux de parler de « petite école du service public » 534, parfois identifiée comme l'« école aragonaise de droit public », compte tenu de l'origine de l'un de ses représentants, le Professeur Jor- dana de Pozas. Avec lui, deux autres noms ont été associés à ce courant de pensée dans les années 1930 et 1940 : Royo Villanova et Gascón y Marín, qui ont enseigné également à l'université d'Aragón. Pour Gascón y Marín, le service public est au cœur du droit public espagnol : « Dans le service public, il convient de prendre en considération la nécessité à laquelle il répond et le procédé spécifique, propre au Droit public, qu'il utilise pour y répondre » 535. Dans le même esprit, Carlos Garcia Oviedo, professeur à l'université de Séville et lecteur attentif de Gaston Jèze, a fait du service public l'essence du droit administratif espagnol : « Le service public évoque l'idée d'une démarche spéciale du Droit pour rendre possible la satisfaction totale d'un besoin public. Il existe un régime juridique spécial de ce service qui diverge, en conséquence, du régime juridique général des services privés et qui, pour l'essentiel, est le Droit administratif » 536. Page 133

Quel a été le véritable rayonnement des thèses développées par cette école ? Plusieurs universités ont été indirectement influencées par ces thèses et ont participé à « l'importation de la théorie du service public » 537 en Espagne : Adolfo Posada et Sabino Álvarez-Gendín 538, de l'université d'Oviedo, et Mesa Moles et Fernando Garrido Falla, de l'université de Grenade 539, ont repris à leur compte la doctrine de l'école aragonaise tout en étant les premiers à la présenter sous un regard critique. Sabino Álvarez-Gendín, après avoir participé pourtant à la « nationalisation espagnole » de la théorie du service public 540, a fini par faire remarquer que « le service public ne résume pas à lui seul le contenu du Droit administratif, pas plus que tous les services publics englobent ce Droit » 541.

Force alors est de constater avec Perez Botija que « la doctrine espagnole n'a pas attribué à la notion de service public un rôle aussi fondamental que celui qui lui est imparti dans les doctrines traditionnelles...

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