Un règime communautaire de la concurrence partiellement dèrogatoire : l'article 86 § 2 CE

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Dans le même esprit que les droits nationaux qui viennent d'être analysés, le droit communautaire de la concurrence présente l'originalité d'aménager un régime dérogatoire à son application pour les entreprises chargées de la gestion de services d'intérêt économique général, notion que l'on a déjà pu estimé proche dans une certaine mesure de celle de service public. L'article 86 paragraphe 2 du traité de Rome aménage en quelque sorte une « dérogation communautaire de service public », qui ne se résume pas en une simple « fiction » 757. Il convient d'en rappeler les termes :

Les entreprises chargées de la gestion de services d'intérêt économique général ou présentant le caractère d'un monopole fiscal sont soumises aux règles du présent traité, notamment aux règles de concurrence, dans les limites où l'application de ces règles ne fait pas échec à l'accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. Le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l'intérêt de la Communauté

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L'objectif d'une telle disposition a été mis en valeur par la Cour de justice, pour qui l'article 86 § 2 « vise à concilier l'intérêt des États membres à utiliser certaines entreprises, notamment du secteur public, en tant qu'instrument de politique économique ou fiscale avec l'intérêt de la Communauté au respect des règles de concurrence et à la préservation de l'unité du marché commun » 758.

Texte de compromis, l'article 86 § 2 est un texte dérogatoire, reposant sur « un mécanisme d'inversion », en ce sens que les bénéficiaires de ce texte sont placés dans « une situation exceptionnelle par rapport au traité » 759. Toutefois, seule la Page 486 deuxième partie de la première phrase de l'article 86 § 2 constitue le régime dérogatoire : d'une part, la première partie de la première phrase n'est que la confirmation du principe d'égalité de traitement des entreprises privées et publiques face au droit communautaire formulé par le premier paragraphe de l'article 86 ; d'autre part, la deuxième phrase de l'article 86 § 2 pose le principe du respect de l'intérêt communautaire comme limite à la portée dérogatoire du paragraphe 2 dans son ensemble 760. Pour accentuer le caractère exceptionnel de l'article 86 § 2, ce dernier est complété par un troisième paragraphe qui octroie à la Commission des pouvoirs eux mêmes exceptionnels par rapport au droit institutionnel communautaire, pour veiller à l'application des deux premiers paragraphes 761.

Le caractère dérogatoire de l'article 86 § 2 n'est donc pas contestable et doit être gardé à l'esprit dans l'application et l'interprétation de la disposition : l'article 86 § 2 CE n'exclut pas a priori l'applicabilité des règles de concurrence. Les règles de concurrence étant normalement applicables, l'article 86 § 2 en limite l'application, « ce qui n'est pas la même chose », fait-on remarquer à juste titre 762.

Dès lors, comme la Cour de justice le rappelle avec constance, « s'agissant d'une disposition qui permet, dans certaines circonstances, une dérogation aux règles du traité, la définition des entreprises qui peuvent l'invoquer doit être d'interprétation stricte » 763. Il en est ainsi tant du point de vue du champ d'application de l'article 86 § 2 (Section I) ; que de ses conditions de mise en oeuvre (Section II) et de sa portée juridique (Section III).

Section I Le champ d'application du régime dérogatoire de l'article 86 § 2 CE

L'emplacement de l'article 86 § 2 dans la structure d'ensemble du traité instituant la Communauté européenne soulève deux questions relatives à son champ d'application. D'une part, l'insertion de l'article 86 § 2 dans une section intitulée « Les règles applicables aux entreprises » 764 pose la question de savoir si son régime dérogatoire peut être invoqué par les États membres. D'autre part, le fait que l'article 86 § 2 soit inséré dans un chapitre du traité consacré aux règles de Page 487 concurrence 765, nous interroge sur la possibilité d'en invoquer le bénéfice à l'encontre d'autres règles du traité. Répondre à ces deux questions revient à délimiter respectivement le champ d'application personnel (I) puis matériel (II) de l'article 86 § 2 du traité CE.

§ I - Le champ d'application personnel de l'article 86 § 2

À la lecture du texte de l'article 86 § 2, l'entreprise est en quelque sorte le bénéficiaire direct de la dérogation qu'il contient, tout du moins lorsqu'elle est caractérisée comme étant chargée de la gestion d'un service d'intérêt économique général (A). Mais compte tenu de certaines relations que peut entretenir une telle entreprise avec l'État et du pouvoir général d'intervention de ce dernier dans l'environnement économique de l'entreprise, cet État n'est pas moins indirectement concerné à revendiquer éventuellement l'application à son égard de l'article 86 § 2 (B).

A - Le bénéficiaire direct : l'entreprise chargée de la gestion d'un service d'intérêt économique général

L'entreprise chargée de la gestion d'un service d'intérêt économique général est principalement visée par l'article 86 § 2 CE. S'il suffit de rappeler quel type d'entreprise recouvre cette notion (1º), il convient en revanche d'insister sur la portée de l'expression « chargée de » qui correspond à une habilitation expresse de la puissance publique (2º), et de donner quelques précisions sur l'autre catégorie d'acteur économique visé explicitement par l'article 86 § 2, à savoir l'entreprise « présentant le caractère d'un monopole fiscal » (3º).

1. - La notion d'entreprise de service d'intérêt économique général

Les deux premières notions déterminantes dans l'interprétation de l'article 86 § 2 sont celles d'entreprise et de « service d'intérêt économique général ». La seconde de ces notions a fait l'objet précédemment d'une analyse au titre de l'étude comparée de la notion de service public dans les droits nationaux et communautaire, dont il ressort schématiquement que « seuls les services publics marchands sont visés » 766, le critère d'identification reposant sur la notion d'activité économique. Mais Page 488 encore faut-il que cette activité économique soit assumée par une entreprise, notion qui mérite d'être précisée, même sommairement 767.

Faute de définition de l'entreprise dans les textes du droit communautaire, la Cour de justice a en a proposé une en premier lieu dans le cadre du traité CECA : « l'entreprise est constituée par une organisation unitaire d'éléments personnels, matériels et immatériels...

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